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Depuis septembre 2020, François Hien écrit régulièrement une lettre au nom de l'Harmonie Communale, envoyée à un grand nombre de contacts, dans laquelle il chronique le travail mené par la compagnie.

Lettre N°

24

23 NOVEMBRE 2022​​ - Les aventures de la dépossession

Cher·e·s ami·e·s

Voici la vingt-quatrième newsletter écrite par François Hien au nom de l'Harmonie Communale.

Je n'ai jamais tant tardé entre deux lettres, depuis que je me suis mis à les écrire voici deux ans. C'est qu'il m'est arrivé une sorte de petit drame – rien qu'il ne soit possible de relativiser, mais tout de même, oui, le mot n'est pas excessif, à mon échelle, pour le métier que j'exerce, une sorte de petit drame : je me suis fait voler mon ordinateur voici un mois. Je n'avais rien sauvegardé depuis près de deux ans. Bien sûr, j'envoie régulièrement aux interprètes, aux éditeurs, à mes camarades de l'Harmonie Communale, à des proches des bribes de texte, des versions inabouties ; je n'ai donc pas tout perdu. Ce qui a disparu, c'est le continent immergé qui soutient le reste : les notes que je prends, les brouillons, les tentatives, les esquisses. Tout ce que je n'éprouve pas le besoin de sécuriser, car rien n'est abouti, mais dont j'ai tant besoin quand je me mets à écrire. Sur Millenal, sur La Crèche, nous avons fait des dizaines et des dizaines d'impro, et j'ai pris des montagnes de notes ; c'est ma manière d'écouter. Tout ça est perdu.

Perdues aussi mes notes personnelles. Ce sont des traces que je me laisse à moi-même. J'y puise beaucoup pour ces lettres, mais aussi pour mes pièces. C'est un instrument de connaissance de moi-même mais aussi, au fond, un outil de travail.

Plusieurs projets sont durement touchés. Nous nous organisons pour ajouter du temps de travail, pour refaire les impros perdues. Je me fais à l'idée que je dois adapter mes perspectives puisque je ne peux plus compter sur les traces sédimentées du travail collectif. C'est Millenal sans doute qui en subira les plus lourdes conséquences, même si le travail de documentation perdu sur Éducation Nationale est colossal.

Mais au fond, c'est à titre personnel que je suis affecté. Comme si l'on m'avait amputé de quelque chose. C'est idiot, rien de tout ça n'est très grave, l'état du monde ne devrait pas m'autoriser à m'épancher sur un tel événement mais voilà, je ne peux pas ne pas le partager ici, c'est de ça qu'est fait mon automne, de ce deuil, ce sentiment d'être tout nu, cette perte sèche. Ça ne m'a pas empêché de vivre de grands moments avec mes camarades au travail, d'écrire la nouvelle version de La Crèche qu'attendaient les interprètes ou de mener mes obligations liées à l'activité de la compagnie ; mais je ressens comme un élan brisé, une cassure intérieure. Et je n'arrive pas à me mettre à écrire, à part les urgences. Par exemple : lorsqu'on m'a volé mon ordinateur, j'avais écrit une nouvelle Lettre, dont j'avais envoyé une précédente version à une amie pour relecture. Donc au fond, il n'aurait pas été difficile de la reprendre, de la compléter, et de l'expédier. C'est d'ailleurs ce que je fais ici. Mais jusqu'à aujourd'hui, je n'y arrivais pas.

La seule comparaison qui me vient est celle-ci : quand après une histoire d'amour très douloureuse, on peine à aimer de nouveau ; on est échaudé ; on ne veut pas s'y remettre s'il s'agit de souffrir autant ; la peur de la douleur décourage d'aimer. Cela vous paraîtra peut-être absurde, mais je crois que ma réticence à écrire, depuis le vol, tient d'une peur de cet ordre. Vraiment, s'y remettre, croire à ces mots, leur confier tant, pour que tout s'envole un jour ?

Je ne doute pas que ça guérisse. Mais pour l'instant, ça ne va pas vite.

 

Est-ce la perte de ces mots qui me rend si sensible à l'état du monde cet automne ? Peut-être. Je mesure dès lors la chance que j'ai, s'il est vrai que mon activité d'auteur me protège du désespoir. Dépossédé de cette protection, je suis rendu à la crudité des évidences. Tout va si mal. Et le théâtre ne peut rien. Cela semble naïf d'avoir pu croire le contraire, mais pourquoi en faire si l'on ne s'en persuade pas ?

 

Avant de faire un saut d'un mois en arrière et de vous donner à lire la lettre – légèrement remaniée – que j'avais écrite avant le vol, je voudrais vous raconter ce qu’il s'est passé depuis. Les belles représentations de La Peur par exemple, notamment celle que nous avons donnée à Lausanne, devant des prêtres, un évêque et des victimes de pédocriminalité dans l’Église, bouleversant moment de théâtre. Mais je me contente de vous annoncer deux sorties de livre :

 

En octobre est parue La Honte, aux Éditions Théâtrales. Il s'agit d'une pièce que nous avons renoncé à monter nous-mêmes, mais dont plusieurs équipes se sont emparées. Pièce complexe, longue, dure à appréhender, dont j'ai voulu proposer une sorte d'édition critique : un avant-propos assez fouillé et deux variantes, à chaque fois introduites et justifiées, permettent de faire tourner la pièce à la lumière, de se demander ce qu'elle cherche à raconter, ce qui s'en dégage vraiment. Je suis très heureux de ce livre, qui est un objet original, je pense, dans l'édition théâtrale. Chez tous les bons libraires, évidemment.

Par ailleurs, demain sort notre livre Échos de la Fabrique – La Révolte des Canuts, aux Éditions Libel. Le texte de la pièce, suivi d'un long essai dans lequel je raconte l'usage que j'ai fait des sources historiques mobilisées. J'y propose une réflexion sur notre théâtre et son rapport au réel. J'ai adoré écrire ce texte, vraiment. Il est prolongé avec un récit par Marie Évreux de tout le projet Canuts. Très différent du livre précédent – qui propose un texte modulaire dont tout le monde pourrait s'emparer – ce livre là est la trace d'une aventure de création particulière. J'en suis bien fier aussi. Demain soir, le 24 novembre, à 18h, au théâtre de l’Élysée, nous organisons une petite fête pour sa sortie. N'hésitez pas à venir, c'est ouvert à tout le monde !

Allez, remontons dans le passé : voici la lettre que j'avais écrite avant qu'on me vole mon ordinateur, et que j'ai trouvé seulement maintenant le courage de reprendre. Vous avez droit à une double lettre ce mois-ci. Mais vous pouvez vous arrêter là bien sûr, ou lire tout ça en plusieurs fois.

 

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J'entame cette deuxième lettre de la saison depuis Cherbourg [c'était du 22 au 29 octobre]. J'avais fait plusieurs fois le pèlerinage à Rochefort ; j'avais dansé sur la grand-place et emprunté le pont transbordeur. Mais je n'avais pas encore vu l'autre grand port de la mythologie Demy, le grand cinéaste de mon adolescence. C'est chose faite. La gare n'a pas tellement changé et le magasin de parapluies est à présent une mercerie.

Mais je ne suis pas là pour ça. Ces jours-ci, en résidence à La Brèche, un pôle-cirque normand, j'accompagne l'écriture du prochain spectacle de l'artiste de cirque Olivier Debelhoir. Un spectacle de funambule. Olivier emmène sur un fil ascendant son père. En chemin, ils parlent. J'aide Olivier à trouver le récit qui se déploiera avant, pendant et après cette aventure. Je relève leurs échanges pendant les traversées [j'ai donc perdu toutes les notes prises pendant ces traversées ; on repart à zéro sur ce projet]. La situation est déjà si forte que je pousse Olivier à ne pas trop en mettre ; je me retiens presque d'écrire. Laisser venir les évidences, ne pas forcer les situations ; trouver une qualité de parole qui semble émaner de la performance elle-même.

Cela me positionne dans une situation d'observation et d'écoute agréable. C'est ce qu'il me fallait cette semaine, après le mois que j'ai consacré à La Crèche [le mois d'octobre].

 

Quel mois... Je me sens comme en convalescence émotionnelle et intellectuelle. Ce spectacle ne cesse pas d'être une grande aventure intérieure ; il est devenu entre temps une grande aventure de groupe. Je me suis entouré de jeunes gens enthousiasmants, qui m'apprennent beaucoup et me déplacent. C'était le but de cette recréation.

Je ne sais plus si, dans ces lettres, j'ai déjà écrit comment cette pièce fut créée originellement. Je relis peu ces textes. Cela ne me déplairait pas de découvrir, plus tard, qu'il existe plusieurs versions d'un même récit, à quelques mois de distance. Donc peut-être ai-je déjà raconté comment la pièce fut créée et pourquoi nous l'avons interrompue. Mais je ne me prive pas de le faire à nouveau.

 

Dans ma dernière lettre (ça, je m'en souviens), j'ai raconté pourquoi en 2016 j'avais décidé d'écrire cette pièce, et comment elle m'avait fait rencontrer Arthur Fourcade d'abord, le Collectif X ensuite. À la fin de l'année, j'en étais devenu membre. Et c'est au printemps suivant, alors que nous menions à quelques uns le projet VILLES# dans une petite bourgade auvergnate, Billom, que j'ai proposé à mes camarades de lire ma pièce à voix haute. Les retours sont chaleureux et le groupe décide de monter la pièce l'été suivant, sans production, dans le lieu qui à l'époque lui sert de base arrière : l'Amicale Laïque de Tardy, à Saint-Etienne. Nous proposons aux interprètes que j'avais d'abord sollicités de se joindre à nous, notamment Estelle Clément-Bealem, Raphaël Defour et Yann Lheureux ; enfin s'intègrent à la troupe quelques stéphanois, amis ou rencontres de résidences antérieures, notamment Fares Bounoua, que nous réembaucherons deux ans plus tard lors d'une reprise du spectacle.

Intense expérience que ce « labo d'été » mené avec le Collectif X en juillet 2017. C'était la première fois que je voyais l'un de mes textes monté au plateau. En une semaine – et je peine à comprendre, a posteriori, comment nous y sommes arrivés – nous avons imaginé le dispositif de mise en scène et exploré ses possibilités. Aujourd'hui, je ne sais plus bien quoi penser de cette première version. Il en existe des fragments filmés par une amie : je les ai visionnés récemment et ils m'ont semblés beaucoup plus fragiles que dans mon souvenir. Quoi qu'il en soit – complaisance amicale ou vrai saisissement – nos spectateurs stéphanois ont manifesté suffisamment d'enthousiasme pour que nous décidions de reprendre le spectacle, en pérennisant l'équipe qui s'était réunie à cette occasion : tout le monde avait envie de continuer. Le théâtre de l’Élysée, à Lyon, m'avait réservé trois soirées à l'automne suivant, pour que je présente le texte et la démarche : nous décidons d'y jouer la première partie de la pièce, en stabilisant l'équipe et les principes de mise en scène. Par ailleurs, cet automne-là, nous remportons un appel à projet pour une résidence à La Duchère : c'est le début de l'aventure qui nous conduira à créer L'affaire Correra. Nous décidons, pour nous présenter au quartier, de jouer La Crèche dans la salle des fêtes et des familles du quartier.

Ces deux séries de représentations – à l’Élysée puis à La Duchère – nous ont permis de rencontrer quelques programmateur.ices qui se sont intéressé.e.s à notre travail. Des partenariats durables sont nés dès cette époque, notamment avec Brigitte Pélissier, la mythique directrice du théâtre Jean-Marais à Saint-Fons, partie depuis à la retraite ; mais aussi avec Mathilde Favier, qui dirige le théâtre La Mouche à Saint-Genis-Laval, et deviendra bientôt une amie et une alliée importante pour la compagnie.

Cette chronologie permet de comprendre deux aspects de ce spectacle que nous traînerons plus tard comme d'encombrantes scories.

D'abord, ce spectacle, nous ne l'avons jamais véritablement créé : aucune date que nous avons vendue ne nous permettait de faire suffisamment de marge pour financer une re-création. C'est donc un spectacle assez fragile que nous présentions, et dont bien des aspects s'étaient décidés dans l'urgence d'un labo d'été.

D'autre part, l'équipe de ce projet n'avait pas été véritablement choisie : c'était les personnes qui s'étaient montrées disponibles cet été-là. Quand s'était décidé le labo, j'avais dit à mes camarades que cette création ne pourrait être qu'un coup unique : il me semblait évident qu'on ne pouvait tourner ce spectacle avec une équipe composée de la sorte. L'enthousiasme de la première création m'avait ensuite fait changer d'avis : il aurait semblé artificiel de disperser tout le monde et de recomposer une équipe neuve, alors même qu'une dynamique était enclenchée, que les interprètes aimaient la pièce et le rôle qui leur était échu. Nous avions donc pérennisé l'équipe en sachant, au fond, que nous n'étions sans doute pas le bon groupe pour jouer cette pièce.

 

Pourquoi pas le bon groupe ? Il est important que je réponde à cette question car elle est à l'origine de la démarche qui m'a conduit à réunir l'actuelle équipe de La Crèche.

Les membres de la « première Crèche » sont des professionnels remarquables et des amis. Je continue à travailler avec la très grande majorité d'entre eux. Individuellement, ils ne sont pas en cause. Le problème tenait au groupe que nous formions, à sa composition sociologique, à son uniformité. Aucun d'entre nous n'était de culture musulmane ; aucun n'était une personne racisée ; aucun n'avait connu personnellement des situations de discrimination liée à sa religion supposée, à sa couleur de peau, à son patronyme.

À l'époque, pour justifier le fait que, tout de même, nous décidions de tourner la pièce avec cette équipe-là, je me disais : nous sommes une troupe ; notre composition interne est due aux hasards de l'existence et surtout à des assignations sociologiques dont nous ne sommes pas responsables ; en tant que troupe, nous avons bien le droit de nous attaquer à des réalités que nous n'avons pas vécues – car sans cela, le théâtre est impossible. Je ne me voyais pas refuser à ces interprètes le droit de continuer à porter la pièce alors que moi, qui n'était pas plus légitime qu'eux, je m'étais permis de l'écrire. Je me suis dit que ce groupe particulier symboliserait ma particulière situation en tant qu'auteur.

Ce qui, d'ailleurs, fut le cas : mes insuffisances d'auteur correspondaient aux angles morts du groupe que nous formions. Nous faisions de notre mieux, les interprètes et moi ; certaines interprètes, notamment Lucile Paysant qui jouait Yasmina, l’un des deux rôles principaux, s'efforçaient de tout leur cœur de comprendre leur personnage, de l'incarner avec justesse, de faire en sorte que les personnes concernées se sentent représentées. Mais nous rencontrions nos limites.

Je travaillais à faire venir lors de nos représentations des personnes qui avaient peu l'habitude de fréquenter les théâtres et qui pouvaient à divers titres se sentir concernées par le sujet de la pièce. J'échangeais avec elles à l'issue des représentations : qu'avaient-elles pensé de tel personnage ? Trouvaient-elles telle ou telle situation juste ? Je retouchais la pièce en fonction de ces retours. Mais je me disais souvent : on fait les choses à l'envers ; j'ai besoin de spectateurs-test pour valider la dramaturgie ; n'aurait-il pas mieux valu que des membres de l'équipe, en interne, soient capables de me faire ces remarques qui m'auraient évité de présenter au public une pièce bancale ?

À vrai dire, ce manque de diversité dans l'équipe posait deux problèmes distincts.

Le premier tenait à ces angles morts, aux erreurs que nous laissions dans la pièce, parce que personne n'était là pour nous en prévenir. Ces erreurs n'étaient pas forcément factuelles. Cela tenait parfois à des effets d'identification que je n'avais pas prévus ; une spectatrice musulmane et voilée s'était sentie spécifiquement représentée par un personnage en particulier – et avait vécu cette représentation comme une offense. Je n'avais pas imaginé que ce put être le cas, d'autres personnages voilés s'offraient comme alternative à la position de la première. Mais structurellement, la pièce invitait à cet effet d'identification ; quand j'en ai parlé avec des amis musulmans, ils ont trouvé cela évident ; dans l'équipe, personne ne se l'était dit. Cela jouait à peu de choses : lors de la représentation suivante, j'ai pu introduire dans l'écriture des éléments qui soulageaient ces effets. Mais entre-temps, nous avions peut-être blessé des spectateurs, ou obtenu le contraire de ce que nous espérions en les faisant venir au théâtre.

Le deuxième problème ne tenait pas tant aux ressources internes de notre groupe qu'à l'image qu'il renvoyait auprès des spectateurs. Beaucoup de personnes racisées que je rencontrais pour préparer les représentations me disaient, en substance, qu'elles sentaient que le théâtre ce n'était pas pour elles. Est-ce parce qu'elles ne se voyaient jamais sur scène ? Et nous, qui les représentions en nous passant d'eux pour le faire, est-ce que nous ne perpétuions pas cette exclusion de l'imaginaire ? Je me donnais du mal avant chaque représentation pour visiter les centres sociaux et faire venir un public très mélangé ; ses retours étaient très positifs, en général. Mais au fond, que lui avions-nous fait vivre ? ''Regardez nous qui vous représentons ; regardez comme nous le faisons bien ; regardez comme nous n'avons pas besoin de vous pour le faire...''

Le premier confinement annule la série de représentations prévue au théâtre du Point du Jour en avril 2020, puis le report que nous avions réussi à poser en décembre de la même année. Éric Massé et Angélique Clairand, qui dirigent le théâtre, m'annoncent que le spectacle ne peut être reporté pour la saison suivante (2021-2022) et qu'au mieux il serait reprogrammé pour la saison 2022-2023. Ainsi nous n'aurions pas joué ce spectacle pendant trois ans avant de le reprendre. Il m'apparaît alors évident, ainsi qu'à d'autres personnes de l'équipe, que la forme issue du labo à Tardy a trouvé sa limite et qu'il serait absurde de la prolonger encore. Nous mettons fin à La Crèche.

C'est quelques mois plus tard que Jean Bellorini et Florence Guinard me proposent le partenariat très dense que nous avons entamé avec le TNP. Il est question de deux créations en deux ans. Plutôt que d'écrire deux nouvelles pièces, je propose pour la première année de recréer La Crèche. Car le désir de raconter cette histoire est intact. L'intérêt politique m'en semble toujours plus évident. Mais pour cette recréation, je dois nous libérer de ce qui semblait problématique dans la version précédente. C'est dans cet esprit que j'ai réuni le groupe avec lequel je viens de passer le mois d’octobre. Un groupe que j'ai voulu divers, pas seulement pour un effet d'affichage, mais aussi pour que le collectif soit en mesure de pallier mes insuffisances.

Pour composer cette nouvelle équipe, je n'ai pas choisi spécifiquement les interprètes pour tel ou tel rôle ; j'ai plutôt choisi des camarades de travail, des personnes avec qui j'avais envie de passer du temps. Je me suis efforcé par ailleurs que le groupe, dans son ensemble, possède en son sein des ressources diverses, amenées par ses différents membres : certaines personnes ont travaillé dans le social, d'autres ont vécu personnellement l'islamophobie, d'autres le racisme... J'ai veillé à composer un groupe intelligent. De la première équipe reste seulement Estelle Clément-Bealem, qui joue la directrice de La Crèche : je trouvais juste qu'elle reste dans le projet, à tenir la boutique. Autour d'elle, une myriade de jeunes gens. Estelle et moi sommes les aînés ; presque une génération nous distingue du reste de l'équipe. Je tenais à mobiliser pour cette reprise des jeunes gens très politisés : ces dernières années, j'ai eu souvent le sentiment d'apprendre beaucoup de la génération qui me suit, bien plus affûtée politiquement que nous ne l'étions à leur âge. La pièce ne se veut pas destinée seulement aux militants ; je dirais même qu'elle s'adresse prioritairement au reste du monde ; mais elle se ressource aux concepts nouveaux forgés ces dernières années, et que ces jeunes gens ont incorporé à leur vision du monde.

Les débats que nous avons eus ont été passionnants. Compliqués parfois. Je me suis vu bousculé, déplacé, remis en cause. Il ne pouvait en être autrement ; j'avais ouvert la porte à ça. Nous travaillons dans un contexte tendu, la pièce est un champ de mines. Je pense que certaines personnes de l'équipe avaient besoin de me mettre à l'épreuve avant de m'accorder leur confiance : savoir exactement quel projet elles s'apprêtaient à servir. J'ai parfois résisté à certaines remarques, pas toujours convaincu par les arguments qu'on m'opposait. Je crois surtout qu'un reste d'orgueil m'empêchait de me ranger trop vite aux raisons de mes interlocutrices. Et puis, à la faveur de remarques à la fois sévères et bienveillantes de certaines de mes camarades, j'ai accepté de lâcher, de recevoir totalement ce qu'on me disait, d'écouter longuement avant de répondre. C'était ce dont certaines avaient besoin pour se détendre à leur tour et donner leur confiance : puisqu'elles étaient entendues, alors mon intention de réécrire la pièce à la faveur de nos échanges n'était pas théorique ; elles ne me servaient pas de prétexte. Nous avons terminé le mois dans une ambiance amicale et sereine, essorés par nos échanges, heureux d'en être sortis par le haut, de nous être trouvés, pressés de reprendre. Il m'a fallu lâcher beaucoup ; mes camarades m'y ont aidé, en étant aussi souples qu'elles me demandaient de l'être.

En travaillant la pièce originelle, nous sommes tombés sur des aspects qui déplaisaient fortement à certaines de mes camarades. Bien souvent, j'ai entendu et corrigé. Du coup, je crois que plusieurs d'entre elles se sont dit : mais alors, que tient-il à raconter, avec sa pièce, s'il est prêt à en changer si radicalement le sens dès nos premières remarques ? Comme s'il n'y avait pas un fond de conviction personnelle sur lequel je m'appuie pour bâtir mon récit.

Mais ce qui précède est une figure rhétorique. Je prête à mes interprètes des réflexions que je suis peut-être seul à m'être faites. C'est moi qui me suis dit : qu'est-ce que j'ai à dire, au fond, avec cette pièce, si j'en délègue le sens à mes interprètes ? Et j'ai trouvé une réponse, dans le calme qui a suivi la résidence.

Ce que je cherche, c'est à épuiser la parole. Voilà ce dont cette pièce parlera. Montrer la parole qui enserre le réel, mais aussi comment on parvient à la mettre en échec, à la dépasser.

Je vais passer par des détours pour mieux me faire comprendre. Pardon, tout ceci va paraître à la fois très personnel, et sans doute un peu abstrait. Mais comme pas mal d'entre vous m'encouragent par leurs retours, j'assume de plus en plus le fait que ces lettres sont un endroit où je cherche.

 

L'écriture comme expression personnelle ou comme artisanat

De quoi mon écriture est-elle écriture ? Qu'est-ce qui s'écrit quand j'écris ?

S'agit-il de m'exprimer moi ? D'exprimer mes sentiments, sur tel ou tel sujet ? Oui, assurément. Mais s'il ne s'agissait que de ça, pourquoi ne pas écrire seulement sur ce qui m'est strictement connu, comme je le fais dans ces lettres ? Pourquoi aller chercher des sujets qui me sont étrangers ? Pourquoi supposer que mon approche sera d'un quelconque intérêt, concernant des sujets dont j'ai une connaissance limitée ?

S'agit-il de me raconter à travers des autres ? Oui, toujours. Et le père Guérin dans La Peur, ou Madame Lopez dans L'Affaire Correra, sont des sortes d'auto-portrait déguisés. Mais il serait inconséquent de me contenter de répondre ça. Car alors j'annexe le vécu des autres, je les subordonne à mon besoin de me raconter à travers eux.

S'agit-il d'atteindre une forme de réalisme transparent, où le monde se dirait par mon intermédiaire, dans une démarche qui consisterait à me gommer moi-même comme subjectivité ? Il n'est pas besoin que je précise à quel point cette ambition serait risible – du moins, si je prétends y parvenir seul.

Je crois que mon désir d'aller vers des sujets dont je n'ai pas une connaissance privilégiée tient à un besoin de me confronter à ce qui fait problème – et d'inventer par la confrontation rhétorique des façons neuves de considérer les situations. Mais ce faisant, je fais du reste du monde la matière première de mes recherches personnelles. C'est ce que font les écrivains, de manière générale. N'est-ce pas extravagant de vanité et d'inconséquence ? Car il y a un monde réel sur quoi fait effet la parole que l'on produit. Mes constructions de fiction se donnent pour réalistes ; elles ont pouvoir de changer la perception du monde chez mes lecteurs ou mes spectateurs ; raconter une histoire, c'est substituer au monde réel une représentation saturée de fantasmes personnels et d'opinions péremptoires, dangereusement dissimulées derrière une fiction bien ficelée.

J'ai un accès à la parole publique qui me donne pouvoir de faire parler des personnes qu'on écoute moins que moi. J'ai pouvoir de dire la vérité de ceux à qui l'on ne donne pas la parole. On donne plus de crédit à mes mots qu'à ceux que je fais parler – et qui ainsi se voient par moi représentés, que je le veuille ou non, qu'ils le veuillent ou non.

Les relogés de La Duchère ne m'ont pas élu pour représentant, et pourtant je les représente. Les prêtres maltraités par leur institution aussi. Ou même la famille Lambert, ou la crèche Baby-Loup, ou Fatima Afif, ces personnes réelles qui ont vécu des histoires dont je me suis inspiré. J'ai beau dire que mes pièces Olivier Masson et La Crèche sont de la fiction, qu'elles ne doivent pas être considérées comme disant la vérité des histoires dont elles se sont inspirées, je sais que bien des spectateurs ne feront plus la différence et retiendront de l'histoire d'origine ce que j'en ai fait.

Nous avons une grande responsabilité, en tant que créateurs de fiction. Il nous faut être scrupuleux. Et puisque la presse réactionnaire a ragé contre la décision du comité Nobel en opposant à Annie Ernaux celui qui est son grand écrivain national, Michel Houellebecq, je reprends cette opposition en la retournant. Houellebecq est l'archétype de l'écrivain souverain qui tord le monde pour le faire correspondre à ses fantasmes, puis dont les livres servent de support de démonstration aux théories délirantes de ceux qui étaient d'accord d'avance avec lui. La littérature devient alors une entreprise de falsification, où la fiction procède des cécités politiques et des impensés de classe. Annie Ernaux, au contraire, est l'écrivaine du scrupule : ne rien dire qui ne soit pesé. Il lui faut un livre entier pour dresser un portrait de sa mère qui ne lui semble pas abusif, un autre pour son père... Et l'on quitte ses livres avec une impression de pesanteur retrouvée : chaque chose a retrouvé son juste poids, lestée de vérité. Cette pesanteur des mots, cette rigueur de la désignation nous émancipent des fantasmes dominants qui entravent sur ceux qui en sont l'objet.

Je pense que, plus jeune, c'est le modèle de l'écrivain souverain qui m'attirait. Et puis, à la faveur du doute, j'ai peu à peu évolué et pris en grippe cette position de pouvoir de l'écrivain dominant. Mais je veux continuer à écrire des fictions, à raconter de grandes histoires : c'est ce que j'aime faire, c'est ce que je crois savoir faire. Et je reste attiré par des sujets dont je n'ai pas une expérience personnelle. Alors comment faire pour éviter le modèle Houellebecq ? Pour ne pas courir le risque de projeter sur des réalités que je connais mal des fantasmes qui auraient pour effet d'aggraver les situations que je décris ? Comment, à l'endroit particulier de mon travail d'artisan de la fiction, être scrupuleux ?

La réponse est peut-être à chercher du côté de ce mot d'artisan. Je me repose de moins en moins sur l'inspiration – même si je sais que j'en ai besoin, de ce moment étrange où la pièce me tombe dessus sans que j'aie tout à fait l'impression de l'inventer ; je fais mon travail, j'enquête, je lis beaucoup, je fais en sorte qu'une appréhension large des sujets que je traite me donne mauvaise conscience si j'essayais de les traiter trop sommairement. Je m'impose des garde-fous mentaux par la collecte de sources contradictoires. Mais tout ça ne peut suffire : je ne peux être à moi-même mon propre garant. Le travail sur La Crèche, le mois dernier, a radicalisé une démarche que j'avais déjà expérimentée plus timidement : faire d'un collectif composé pour l'occasion le garant de l'écriture ; déplacer peu à peu les enjeux, de sorte que ce n'est plus tant le collectif qui se met au service de l'écriture, que l'écriture qui travaille à exprimer le collectif. Cela entraîne une sorte de dépossession, chez moi. Comme si ma pièce ne m'appartenait plus. Mais j'ai choisi de ne pas m'en inquiéter. Et même, d'accepter que c'est paradoxalement dans ce travail de dépossession que je puis aller chercher ma singularité d'auteur.

 

Défaire la parole

Depuis l'enfance, je maîtrise la parole. Je suis celui dont on dit qu'il « sait parler ». Drôle d'expression, qui ne désigne pas un savoir-dire, un savoir-exprimer. Celui qui sait parler ne dit rien ; il fait juste usage d'un pouvoir. Ma parole était une machine à avoir raison. Contre mon frère, ma sœur, mes amis, mes parents. Non pas avoir raison sur le fond ; juste, être celui qui l'emporte dans une discussion. Être celui qui ne se remet pas en question, puisqu'il gagne les débats. Cette parole souveraine était donc aussi une machine à inertie. Elle a dû faire du mal à ceux qui m'entouraient ; à moi, elle aura fait perdre beaucoup de temps.

Cette parole est entrée en crise, voici une quinzaine d'années je dirais, peut-être même avant. À cette époque, vers vingt-cinq ans, j'ai commencé à percevoir que ça ne marcherait pas toujours, et que ça marchait bien mal, cette parole qui se donne toujours raison d'avance puisqu'elle invente ses propres critères. Je n'étais pas assez roublard pour en tirer parti et faire carrière de cette capacité. Je voulais être artiste, je voulais faire des films ; j'ai compris qu'il me faudrait travailler contre une certaine tendance à m'enfermer dans des édifices de pensée qui me donnaient le résultat d'une recherche avant de l'avoir entreprise. C'est à cette époque que j'ai commencé à décevoir ceux qui, autour de moi, me voyaient réussir vite et fort, en raison de ma capacité à faire passer mon habileté oratoire pour du talent. Sans méthode, sans allié (j'étais trop fier pour en chercher), j'ai tâché de déconstruire ce rapport à ma propre parole. C'est passé par l'écriture d'un journal : des milliers de pages, pendant plusieurs années, dont jamais personne n'a lu la moindre ligne. C'est là que j'ai appris à écrire sans doute ; là que j'ai trouvé une parole qui ne se donnait pas d'autre but que la désignation et la sincérité. Une parole qui ne cherche à triompher de personne.

Mais après quelques années, cette pratique solitaire m'est apparue nauséeuse. Je me suis dégoûté de cette intense logorrhée saturée de moi-même. J'ai alors commencé à écrire du théâtre : y a-t-il eu passage de relais ?

Bien souvent – et particulièrement dans mes premières pièces – j'ai eu le sentiment, en écrivant, de « chercher à plusieurs » ; de m'opposer à moi-même des arguments, d'imaginer un autre en moi qui me prend à défaut. Ainsi, délaissant le soliloque pour l'écriture de dialogues, sans doute ai-je prolongé ma démarche antérieure, en invitant le monde dans mes débats intérieurs. Le théâtre est une recherche personnelle qui ne passe plus seulement par l'introspection mais a besoin des mots des autres, des arguments des autres, de s'en faire traverser, de mettre ses certitudes au péril des raisons de tous. Mes pièces sont le terrain de lutte de tendances en moi qui chacune doit être défendue avec équanimité, sans cela le combat est pipé. Voilà peut-être pourquoi mon théâtre ne comportait au départ que des personnages de bonne foi : il fallait que chacune des positions soit la plus solide possible pour que la recherche soit réelle, le trouble authentique, l'aporie possible. Ainsi le théâtre a-t-il été le moyen – l'est-il sans doute encore – de prendre à défaut ma propre parole ; de la prendre au piège des oppositions rhétoriques. Et ce faisant de l'épuiser, de la rendre inopérante. Car c'est à la faveur de son dépassement qu'advient autre chose – cet autre chose qui est toujours le vrai sujet de mes pièces, un peu caché, par-delà les thèmes en apparence traités. Je ne l'ai pas conçu ainsi, mais il me semble clair aujourd'hui que le théâtre fut le moyen de prendre au piège mon habileté oratoire, de la mettre au service de son propre dépassement.

Mes premières pièces – La Crèche première version, Olivier Masson, La Honte – se situent à cet endroit. Elles sont le prolongement fictionnel et dialogué de ce que j'avais entrepris pendant des années dans mon journal (même si elles ne se résument pas à ça, sans doute). Et puis les choses se sont raffinées. Les pièces que j'ai écrites ensuite furent de moins en moins des arènes rhétoriques. Des personnages de mauvaise foi firent leur apparition, des singularités, comme une épaisseur de réel qui vient complexifier le problème. Comme s'il s'agissait de moins en moins de faire échec à la parole, et de plus en plus de prendre en charge le monde.

Et c'est de ça que nous sommes occupés, sur la nouvelle Crèche : amener le monde dans cette pièce. Et pour cela, il faut être plusieurs et complémentaires.

Je suis donc dans une situation qui peut sembler paradoxale : pour poursuivre ma démarche la plus personnelle, la plus intime, pour lui être fidèle, je dois l'ouvrir radicalement, la dépersonnaliser, la collectiviser... Et, raconter cela. En faire spectacle.

Au fond, depuis que j'écris des pièces, c'est ça que je fais : dépayser ma pensée, mettre en échec mon habileté oratoire pour me donner les moyens d'un dépassement. Certaines personnes très douées parviennent à trouver le juste par le creux ; j'en suis incapable. Ce que je sais faire, je crois, c'est atteindre une justesse par le plein, l'épuisement, la sédimentation.

Grâce à mes camarades de La Crèche, je déchois encore davantage ma parole comme instance d'énonciation du vrai ; je la mets au service d'une matière désencombrée le plus possible de mes jugements ; et je n'ai pas l'impression de me perdre comme auteur en le faisant, puisque depuis que j'écris c'est cela que je cherche précisément. Je le faisais dans mes premières pièces en prenant ma parole au piège de sa propre habileté ; je prolonge la démarche en la mettant au service d'un collectif qui connaît mieux que moi les questions dont on traite.

Je crois qu'au-delà de mon histoire personnelle, au-delà même des histoires que je choisis de raconter, c'est cela dont mon théâtre peut proposer le récit, de manière un peu cryptique : une parole souveraine, dominante, s'offre comme en crise ; fait spectacle de sa crise ; montre comment autre chose peut survenir à la faveur de cette crise, par le bas et par le haut, par le fourmillement et par le dépassement.

Et qu'à travers ma parole, ce soit la grande crise nécessaire et souhaitable des paroles dominantes qui s'annonce...

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