top of page

Depuis septembre 2020, François Hien écrit régulièrement une lettre au nom de l'Harmonie Communale, envoyée à un grand nombre de contacts, dans laquelle il chronique le travail mené par la compagnie.

Lettre N°

16

03 JANVIER 2022​​ - LES DOUTES DE FIN D'ANNEE (envoyés en début d'année)

Cher·e·s ami·e·s

 

Voici la seizième newsletter écrite par François Hien au nom de l'Harmonie Communale.

 

  J'ai écrit l'essentiel de cette lettre dans les derniers jours de 2021. Je l'ai conçue comme une sorte de bilan doux-amer. Et puis j'en ai différé l'envoi. C'est donc une lettre de fin d'année un peu anachronique que vous recevez aujourd'hui. Une lettre qui regarde en arrière plutôt que vers l'avant.

Cette année 2021 a été une année dense, qui nous a vus nous adapter à des conditions particulières, créer l'énorme projet des Canuts, reprendre en temps de pandémie Olivier Masson et L'Affaire Correra, créer La Peur, mais aussi agrandir et structurer la compagnie (ce dont je parlerai bientôt ici) et concevoir ce qui nous occupera dans les deux prochaines années (de cela aussi, je parlerai bientôt). Année de récolte et de fondation, pourrait-on dire.

Mais puisque ces lettres sont devenues un endroit d'échange et de confiance, puisque vos réponses me donnent l'impression d'avoir des interlocuteur.trice.s plein.e.s d'attention et même d'amitié, j'ai envie de terminer cette année non pas sur une note de satisfaction et d'optimisme, mais en assumant un moment d'abattement, dont je peux partager avec vous les différentes sources. Et comme vous êtes plusieurs à avoir apprécié, la fois dernière, mon découpage en différents points – propice à une lecture en plusieurs étapes – j'en reprends le principe. Vous le verrez, j'évoquerai pêle-mêle des choses qui me sont personnelles et des choses plus générales, sans hiérarchie.

 

 

1. Lassitude et inquiétude à propos de la crise sanitaire. Nous avons une capacité de résilience qui peut-être nous joue des tours. Entre chaque vague, nous nous imaginons sortis d'affaire, et nous reprenons nos habitudes – surtout nous, professionnel.le.s du spectacle, qui dépendons tellement de la possibilité de convoquer un grand nombre de personnes dans des lieux fermés. Peut-être n'avons-nous pas pris la mesure de ce qui se joue vraiment. Peut-être a posteriori notre attitude de ces deux dernières années – à fond sur les starting-blocks dès qu'une possibilité de jouer se présentait – nous apparaîtra naïve et pleine de déni. Il est possible que ces deux dernières années, nous n'ayons pas vécu une parenthèse, mais l'apprentissage de ce que sera notre existence pendant un certain temps, dont personne n'est en mesure de prédire la durée. Et si c'est le cas, c'est peu dire que nous n'y sommes pas prêts, en tout cas dans le spectacle vivant.

 

Et puis mon angoisse, à cet endroit, a une source plus directe. Nous ne sommes pas tous d'accord, dans les équipes des projets auxquels je participe, à propos de la crise sanitaire, de l'application des gestes barrières ou de la vaccination. Jusqu'à présent, cela ne nous a valu aucune dispute, aucun débat pénible. Notre entente, la bonne humeur qui règne généralement dans nos projets, nous ont toujours semblé plus importantes que l'envie d'asséner à l'autre notre conviction. Mais cette cohabitation pacifique des oppositions pourrait bien trouver son terme. Le passe vaccinal – assorti peut-être du droit de contrôler l'identité de la personne qui le présente – va imposer à chacun de prendre position de manière plus ferme. Je fais le dos rond, effaré que de tels gouffres idéologiques puissent se creuser si près de moi.

Jusqu'alors, j'ai vécu cette pandémie sur le mode du volontarisme. Nous avions des annulations, nous nous adaptions. Nous perdions de précieuses dates hors de la région, nous nous concentrions sur le local. Nous réorganisions nos ateliers des Canuts, bravant un peu les règles mais restant rigoureux sur le plan sanitaire, parvenant à passer entre les gouttes des interdictions et des clusters. Je crois qu'immergé dans ces projets, dominé par ma responsabilité de meneur d'équipe, je ne me suis jamais laissé atteindre par un découragement et un doute qui aujourd'hui m'assaillent.

 

 

 

2. La Peur a plu, je crois, majoritairement. Le bouche à oreille a été bon, nos salles étaient pleines, nous avons refusé du monde sur les dernières dates. Malgré sa complexité, c'est un théâtre qui touche, notamment, celles et ceux qui ne viennent jamais au théâtre, qui découvrent notre travail parce que nous les avons rencontré.e.s sur tel ou tel projet, ou qu'ils ont été amenés là par un tiers, et qui nous témoignent de leur enthousiasme. Je me réjouis de notre capacité à faire apprécier le théâtre à des personnes qui s'en pensaient éloignées, alors même que nous assumons une certaine austérité formelle, que nous ne convoquons aucun des dispositifs par lesquels le théâtre tente parfois de se fuir lui-même et de lorgner vers le cinéma par exemple. Par ailleurs, les critiques ont été dans l'ensemble élogieuses.

 

Cependant, pas toutes. Parmi les critiques mauvaises, certains journalistes étaient venus à la première, qui était une représentation difficile : froide, lente, pompeuse... L'esprit de la pièce n'y était pas. Mais une critique éminente d'un grand quotidien national a vu le spectacle dans les meilleures conditions possibles : une représentation magique, une salle incroyablement réactive, les rires aux bons endroits, les moments d'émotion quand nous le souhaitions, l'épaisse attention suspendue de la longue scène de théologie au centre du récit, et puis la survenue de cet état commun, où nous avons l'impression que le public vibre à chaque réplique, ne perd rien en route, et que ce qui se produit entre les interprètes et lui tient de l'hypnose. Les spectateurs debout aux saluts, puis un bord plateau enthousiaste, qui avait duré près d'une heure. La journaliste a dit ensuite à l'attachée de presse des Célestins qu'elle n'avait pas été convaincue par la proposition théâtrale et que – fort heureusement du coup – elle n'écrirait pas dessus. Il y a donc une catégorie de spectateurs professionnels que notre travail laisse froide, même vu dans sa meilleure version possible.

 

Je pourrais me dire que c'est bien normal de ne pas plaire à tout le monde – voilà certainement ce qu'une personne raisonnable se dirait. Mais tout de même, j'ai l'impression que j'ai autre chose à comprendre de ces réserves. Notre théâtre n'est-il pas encore pauvre d'image ? Pauvre en déploiement de monde ? Riche de sens, à n'en pas douter. Riche d'émotion, certainement. Mais encore peut-être trop dans l'ordre de la communication et pas assez dans celui de l'art. Nous montons sur scène parce que nous avons une histoire à raconter – et nous l'envoyons aux spectateurs, nous la leur destinons, et nous les sentons réagir, et nous vibrons de leurs réactions, et peu à peu nous entrons en communion avec eux, et notre théâtre tout entier se résume à ces allers-retours, qui scéniquement parlant sont aussi riches ou aussi pauvres que le seraient la vibrante homélie d'un grand pasteur, le discours d'un syndicaliste à ses camarades épuisés mais réconfortés, ou la représentation de fin d'année d'un club théâtre de centre social – trois représentations type dont je ne rougirais pas de me faire des modèles. Peut-être que venu du cinéma, je ne me suis d'abord intéressé, au théâtre, qu'à ce qui m'y semblait totalement nouveau par rapport à ce que je connaissais déjà : le fait que des gens soient là, physiquement. La forme que nous déployons depuis quelques années repose sur cet émerveillement. Mais n'arrivons-nous pas à une sorte de limite ?

 

Mon amie Sabine Collardey, philosophe de la compagnie, compagne de route des projets depuis l'origine et qui a vu quatre fois La Peur, m'a aidé à formuler cette impression. Dans La Peur, nous avons essayé de créer des images. Fort belles d'ailleurs, grâce aux talents conjugués de nos trois créatrices, Anabel Strehaiano, Sigolène Pétey et Nolwenn Delcamp-Risse. Mais pour que notre théâtre se déploie, pour qu'il s'émancipe de son ancrage formel dans le théâtre de tréteaux, ce n'est pas d'image qu'il faut l'enrichir, mais de monde – et Sabine de me donner des exemples de pièces que nous avons adorées ensemble, et où les dispositifs formels, parfois, donnaient l'impression de réinventer la vie même. Peut-être le fait que j'écrive seul, d'une écriture serrée et scénaristique, et que la pièce soit le fruit d'une longue maturation intérieure, empêche-t-il ensuite le déploiement d'une écriture proprement théâtrale : mes textes laissent peu de choix de mise en scène ; ils sont ficelés, précis, ils sont construits et imposent un rythme d'exécution, d'enchaînement. Ils ne permettent pas à l'unité scène d'advenir comme rupture ; tout est subordonné au récit, à son souffle.

 

Il n'y a rien là qui m'étonne. Au fond, en tant que lecteur, j'ai toujours préféré les écrivains illuminés : ces auteurs qui semblent avoir une vérité à dire au monde, une vérité qui ne serait pas dicible autrement que par les histoires qu'ils inventent, une vérité qu'aucun discours rationnel ne pourrait contenir, mais qu'il faut faire émerger par personnages et situations interposés. Le style vient ensuite, strictement soumis à l'impératif de faciliter l'émergence de cette vérité. Quand nous préparons La Peur, je ne pense qu'à ça : comment créer la rencontre entre cette histoire et le reste du monde ? Ce n'est pas un objet culturel que nous préparons ; c'est un récit dont nous nous apprêtons à enrichir la conscience contemporaine, aussi inouï d'orgueil que cela puisse sembler. Au fond, le théâtre m'intéresse moins que les sujets dont je m'empare – ou disons, le théâtre est l'unique objet de mon attention dans la mesure où il est le meilleur endroit, par le récit et la simplicité frontale de son dispositif, pour faire éclore au monde une certaine vérité narrative. Je sens parfois, en discutant avec certaines personnes qui font également de la mise en scène, que nous ne faisons pas tout à fait le même métier : elles semblent vouloir s'inscrire dans un certain champ culturel ; elles se situent elles-mêmes dans une histoire des formes dont je n'ai pas la moindre idée. Et ce sont elles qui ont raison, j'en suis sûr : il est inconséquent de se vouloir une sorte de Douanier Rousseau du théâtre, débarqué là sans presque rien savoir de ce qui l'a précédé. J'ai une éducation à faire, à cet endroit-là. J'ai la chance d'être entouré de personnes qui se proposent de me la dispenser.

 

Bien entendu, j'ai été accueilli par ce milieu les bras grands ouverts. En très peu de temps, je me suis retrouvé à une place enviable. Mais tout de même, je me demande parfois s'il n'y a pas là une forme de malentendu, et si ce milieu continuera longtemps de faire honneur à un créateur qui s'obsède autant du sens et si peu de la forme – ou du moins, qui cherche trop peu le sens à travers à la forme.

 

 

 

3. Je vais aggraver mon cas par l'expression de mon inquiétude suivante. Ces jours-ci, je vis une sorte de déprime politique. Nous vivons une époque de grand danger. Un écocide est en route, auquel il est évident qu'aucune solution ne pourra venir du capitalisme, qui en est à l'origine. Le fascisme fait irruption, de deux manières simultanées : par le haut – de grands bourgeois qui se croient subversifs en déployant une parole jusque-là impossible, soutenus par des milliardaires à la tête de grands groupes de médias – et par le bas – des groupuscules d'extrême-droite qui mènent des actions punitives ou des attaques ciblées dans l'indifférence générale des médias, alors même que le renseignement intérieur place le terrorisme d'extrême-droite au cœur de ses priorités. Face à ces dangers, il est faux que l'opinion se soit massivement droitisée, comme on le prétend si souvent. Dans les enquêtes fines menées par certains chercheurs, les solutions plébiscitées par les personnes interrogées, sans biais de recrutement, tiennent pour beaucoup à la tradition de gauche : renforcement des services publics de la santé et de l'éducation, justice fiscale et redistribution, chasse aux délinquants financiers, aux fraudeurs fiscaux, exigence d'une contrepartie forte aux cadeaux de l’État aux entreprises, désir d'un encadrement législatif plus strict du travail, priorité absolue des enjeux écologiques, de la diminution de la pollution, j'en passe. Alors, pourquoi l'extrême-droite est-elle si haute ? Pourquoi la droite court-elle derrière les solutions qu'elle propose ? Pourquoi le Président le plus à droite que nous ayons eu sous la Cinquième République, sur le plan économique et sécuritaire, est-il repeint en candidat de centre-gauche par des opposants enragés ? Pourquoi la gauche ne réussit-elle pas à proposer un récit qui recueille les aspirations populaires ? Comment la bourgeoisie possédante réussit-elle à faire passer pour populaire son conservatisme social et sociétal, son mépris de classe, son racisme et son sexisme, son affairisme, son choix constant des puissants contre les faibles, son obsession de la reproduction sociale ? Pourquoi ne réussissons-nous pas à imposer un récit alternatif ? Nous pourrions être aussi offensifs que la droite, en termes d'ennemis à désigner et d'idéaux à défendre. Mais nous nous laissons distraire de ces évidences par une sorte de politesse qu'on nous impose à gauche – et qui vaut à ceux qui s'en affranchissent d'être traités comme des excités. Autrement dit : le combat culturel a été gagné par la droite. Et tandis qu'elle est « décomplexée », les candidats de gauche semblent avoir honte de l'être ; ils n'ont de cesse de donner des gages à la France de droite en se montrant à des manifs douteuses organisées par des syndicats de police, en se désolidarisant des luttes d'émancipation contemporaines par peur d'être traités de wokistes, et n'osent rien dire qui sente la rupture avec le système qui nous conduit dans le mur, promettant une sorte de redite du quinquennat Hollande.

Et c'est là que ça nous concerne : ne pouvons-nous contribuer à une sorte de contre-offensive culturelle de gauche ? Ne pouvons-nous aider la gauche à se décomplexer ?

 

C'est bien ce que j'ai tenté de faire avec La Révolte des Canuts, l'an dernier, que nous reprendrons en juin prochain aux Célestins, et auquel nous consacrerons notre deuxième partie de saison. Raconter la guerre que la bourgeoisie lyonnaise a menée à la classe ouvrière au dix-neuvième, en la privant des moyens de son émancipation. Et comment les ouvriers de la soie ont résisté par l'organisation et l'invention de biens communs : un journal et un conseil des prud'hommes. En faisant cette pièce, avec tant d'amateurs et d'amatrices d'horizons différents, j'ai voulu me reconnecter à une tradition d'éducation populaire : tous ces clubs de philosophie ou de théâtre, tous ces lieux de formation des adultes dont on a mal mesuré la perte lors de l'affaissement du parti communiste. Loin de tout endoctrinement, mais en assumant une vision historique, nous avons fait travailler nos participant.e.s concrètement, sur des faits documentés, cherchant ensemble la signification que nous devions en retenir, retrouvant les évidences de l'engagement collectif, de la cotisation et des outils de protection sociale, de la lutte des classes même, dont on se rendait compte, à lire l'histoire des Canuts, que l'initiative en était toujours prise, hier comme aujourd'hui, par la bourgeoisie.

 

Le fait de me donner de telles intentions ne disqualifie-t-il pas d'emblée mon théâtre aux yeux de certaines personnes ? Jean Renoir, quand il réalisa le film La vie est à nous, en faisant jouer à des ouvriers des saynètes censées les informer des comportements à tenir en face des patrons, a essuyé les quolibets du monde du cinéma. 

Mais au-delà de cette question, est-ce que ça marche ? Sur nos participant.e.s, certainement. Mais au-delà ? Comment essaimer plus loin ?

 

Ces jours-ci, un peu malade, j'ai regardé sur internet des influenceur.se.s politiques que j'aime, sur Twitch ou Youtube. Des personnes qui en moyenne ont une dizaine d'années de moins que moi. Elles sont politiquement très affûtées, très justes. Elles effectuent un travail d'éducation publique absolument prodigieux, le tout dans une langue et sur un ton propices à toucher des dizaines de milliers de jeunes gens, abonnés à leurs chaînes. Et elles le font sans le moindre soutien public, ne vivant que de ce que leur donnent certain.e.s de leurs abonné.e.s via des systèmes de collecte en ligne. En termes quantitatifs, je touche certainement 100 fois moins de monde que ces personnes. Mais je vis beaucoup mieux qu'elles, bénéficiant d'une forte reconnaissance institutionnelle. Je me sens parfois, en termes d'intentions, plus proche de ces youtubeurs que du milieu auquel j'appartiens. Je ne dois pas cracher dans la soupe : j'écris des œuvres complexes et délicates qui ne peuvent se créer et se recevoir que dans l'écrin protégé qu'offre l'institution. Mais autant le confesser ici : je vis de plus en plus mal le grand écart entre la reconnaissance institutionnelle que je reçois et ma parfaite inutilité sociale, mon statut d'artiste subventionné au sein d'un loisir bourgeois.

 

Je ne sais où ces réflexions vont me mener. Il y a quelques années, des réflexions du même ordre m'ont conduit à laisser tomber ma pratique du cinéma documentaire. Cela dit, je n'ai jamais été aussi heureux dans le cinéma documentaire que je le suis dans le théâtre. Je n'ai jamais eu autant le sentiment d'être à ma place. Et, même s'il n'est pas certain que je le fasse bien, je ne vois pas ce que je saurais faire mieux.

 

Car oui, terminons là-dessus tout de même : par-delà tous les doutes et les craintes de cette période d'abattement, quel bonheur de faire ce métier ! Le mois que nous avons passé sur La Peur fut un enchantement. J'ai déjà décrit ici plusieurs représentations, mais je n'ai pas parlé des rencontres que nous avons organisées à leur marge, avec ces trois merveilleuses personnes que sont Alain Cavalier, James Alison et Josselin Tricou. Moments de grâce, vraiment, qui n'étaient plus vraiment du théâtre, bien sûr, mais que le théâtre seul avait permis.

 

Et puis à une semaine d'intervalle, un même scénario qui se reproduit sur deux pièces différentes : un jour, sur La Peur, Marc Jeancourt, notre évêque Millot, souffre d'une grosse angine. Il est incertain pour le soir même. À Vaulx-en-Velin ce jour-là, où nous jouions des « mini-Masson » en journée à destination de publics dits « éloignés », je me mets, sur mon vélo, entre deux lieux de représentation, à me réciter le texte de l'évêque, pour m'assurer que je le connais et que je serais en mesure de reprendre le rôle s'il le fallait. Le soir, nous le répétons avec Arthur. Je n'ai finalement pas joué : Marc fut capable d'assurer son rôle, au prix d'un grand héroïsme. Mais la possibilité d'une alternative nous avait permis de ne nous poser aucune question d'annulation et de le laisser tranquillement se préparer.

 

Même scénario la semaine suivante, à Nyon, en Suisse, dans un nouveau théâtre tout juste sorti de terre, dirigé par une femme formidable, Karine Grasset. Le deuxième soir, Estelle est totalement aphone et le médecin qu'elle consulte ne croit pas du tout qu'elle puisse retrouver sa voix pour le soir même. Nolwenn, notre régisseuse et créatrice lumière, accepte de tenir son rôle, texte en main, tandis qu'Estelle, qui connaît la pièce par cœur, fera la régie. Nous passons l'après-midi à répéter ainsi, dans un état d'excitation et de joie, émerveillé.e.s que les rôles puissent circuler de façon si fluide entre nous. Et puis finalement, alors que le public entre en salle, que Nolwenn a déjà son costume, que j'ai déjà prévenu certains spectateurs du remplacement d'une des actrices, Estelle nous annonce qu'elle a retrouvé un brin de voix. Nous délibérons rapidement, Estelle et Nolwenn finissent par décider de reprendre chacune leur fonction d'origine. Et nous passons une belle et étrange représentation, tous les interprètes au chevet de la voix fragile d'Estelle, s'adaptant à ce qu'elle proposait, anxieux qu'elle nous fasse défaut. Une représentation finalement profonde et juste. Nolwenn n'aura pas joué ; mais sans son courage, nous aurions dû annuler quelques heures auparavant. Grand émerveillement ce jour-là, en moi, pour l'équipe que nous formons.

 

Le dernier jour de La Peur, j'ai quitté la salle, alors que j'avais assisté à toutes les représentations. J'avais faim. Et puis c'était la dernière, et je n'aurais donc pas de retour à faire aux interprètes. Et puis elle s'annonçait très bien, mais moins magique que celle de la veille, et sans doute avais-je envie de conserver le souvenir de cette extraordinaire avant-dernière représentation. Rien à grignoter en coulisses, je décide de sortir m'acheter à manger.

 

Étrange impression : être dehors, dans les rues, alors que ma pièce joue. Impression de ne pas être là où il faut. Profond exotisme de cette vie qui continue partout, indifférente. Je marche vers un endroit où l'on pourra me servir. Si j'aime profondément le théâtre des Célestins et son équipe, je ne me suis jamais habitué à son emplacement, ce deuxième arrondissement huppé, lustré, plein de voitures de luxe, de dames au regard hautain, de petits chiens au poil taillé, de boutiques infréquentables. Deuxième arrondissement authentiquement séparatiste, lui. Je rejoins rapidement la trouée populaire qui le traverse, la rue de la République, noire de monde en ce dimanche de décembre. Les courses de Noël ont commencé, il y a des files d'attente devant les magasins. Fait incroyable : une spectatrice de La Peur me reconnaît et me félicite. À part ce petit événement glorieux, je suis saisi par la vanité de ce que nous faisons, son caractère dérisoire en regard des poisons puissants et sucrés dont nous ne proposons pas l'antidote. J'avale ma gaufre le cœur un peu serré, en revenant vers le théâtre, triste que cela soit fini déjà, et puis m'en voulant d'avoir déserté la salle. Devant le théâtre, je retrouve Ryan, l'interprète de Tawfik, qui fume sa cigarette : il termine la pièce vingt minutes avant les autres et s'offre toujours ce moment solitaire avant les saluts. C'est la première fois que je le partage avec lui.

Après quelques instants, je repars vers notre salle. Mais je n'y rentre pas. Je reste au-dehors. Saisi. C'est là, à l'intérieur de cette boîte, que ça se passe. L'histoire qu'on raconte. L'effet qu'elle produit. Autour, le silence respectueux des travailleur.se.s : le barman qui prépare la sortie du public, les ouvreur.se.s qui installent le stand de livres...

J'ai eu l'impression à cet instant que derrière les murs qui me séparaient de la salle se jouait une sorte de mystère. Et sans que je sois capable de dire pourquoi, ça me semblait important, tout de même...

 

 

  

 

Je vous souhaite à toutes et à tous la meilleure année possible. Je vous donne rendez-vous ce jeudi 6 janvier, à La Mouche à Saint-Genis-Laval, pour une représentation de La Peur, ainsi que le 8 janvier pour une rencontre autour du spectacle avec le père Lovet, et une projection du film Nostalghia de Tarkovski, proposée et commentée par l'ami Arthur Fourcade.

Puis, à partir du 18 janvier, ce sera au théâtre du Point du Jour les dates de Mort d'une montagne, la pièce que j'ai co-écrite avec le camarade Jérôme Cochet, et qu'il met en scène.  Portez-vous bien...

bottom of page