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Depuis septembre 2020, François Hien écrit régulièrement une lettre au nom de l'Harmonie Communale, envoyée à un grand nombre de contacts, dans laquelle il chronique le travail mené par la compagnie.

Lettre N°

12

1er SEPTEMBRE 2021​​ - LA PEUR : ÉCRIRE SEUL À PLUSIEURS

Cher·e·s ami·e·s

 

Voici la douzième newsletter écrite par François Hien au nom de l'Harmonie Communale.

 

Deuxième saison de ces lettres. Les retours chaleureux que j'ai reçus après la dernière de la saison précédente, en juillet, m'ont beaucoup touché. Je suis heureux qu'un tel format rencontre un certain lectorat. Je continuerai cette année sur un rythme irrégulier, n'écrivant que lorsqu'une certaine question se pose à moi. Et pour commencer la saison, je voudrais vous parler d'écriture de théâtre. Au fond, c'est mon activité principale. Mais dans ces lettres, j'en ai toujours parlé de manière incidente, évoquant plutôt l'activité de compagnie, les grandes aventures collectives que sont les créations des spectacles. J'aimerais entrer dans le cambouis de l'écriture, et raconter comment cette activité éminemment solitaire peut devenir partagée.

 

La semaine dernière, dans une maison de village au bord du Pilat, nous avons vécu une semaine de résidence autour de La Peur, la pièce que nous créerons au théâtre des Célestins en novembre prochain. Il y avait là, outre mon camarade de l'Harmonie Communale Nicolas Ligeon, trois des interprètes de la pièce : les vieux complices Arthur Fourcade et Estelle Clément-Bealem, mais aussi Pascal Cesari, impressionnant jeune homme tout juste sorti de la Comédie de Saint-Etienne (Ryan Larras, un autre des interprètes, nous a rejoint une journée ; Marc Jeancourt, le cinquième acteur du projet, n'était pas avec nous cette semaine, mais nous le retrouverons le 10 septembre, pour une lecture partielle de la pièce que nous donnerons au TNG dans le cadre des Journées des Auteurs).

 

La semaine que nous venons de vivre a été importante pour moi. À l'origine, nous l'avions organisée afin de travailler spécifiquement la relation centrale, au sein de la pièce, entre les personnages joués par Arthur et Pascal. Cette semaine prise sur nos vacances compensait une indisponibilité de Pascal, à l'automne. Il s'agissait de trouver les ressorts de jeu de ce duo, véritable cœur de la pièce, long dialogue duquel émane, comme d'une boîte à images, l'ensemble du récit. Mais le travail de cette semaine nous a conduits sur des territoires nouveaux.

 

Je crois l'avoir déjà écrit, dans une note l'an dernier : cette pièce est ma plus personnelle. Celle que j'ai mis le plus de temps à écrire. Elle est très simple à mettre en scène, d'un point de vue technique ; en revanche, sa nudité, son dépouillement, exigent une interprétation particulièrement précise. Le spectaculaire, dans cette pièce, repose uniquement sur ce qui se produit à l'intérieur des personnages – légers glissements d'abord, qui les conduit à se réformer profondément. Dans Olivier Masson doit-il mourir ?, dont les incessants allers-et-retours dans la narration imposaient une mise en scène virevoltante et une grande mobilité des corps, nous nous étions à peine dirigés quant au jeu lui-même. C'est comme si le jeu était induit par la mécanique de mise en scène, et l'état de corps qu'elle exigeait de nous. Peu à peu, le ton juste se trouvait parce que le corps était gagné par l'énergie du ballet collectif. Bien entendu, nous nous faisions les uns aux autres des retours sur le ton de telle ou telle phrase ; mais ces remarques n'avaient (presque) jamais à entrer dans l'intimité du rapport que chaque acteur construisait avec ses personnages. Nous nous étions mutuellement dirigés comme des danseurs sans intériorité, attentifs au rythme des autres, à l'énergie collective, à l'harmonie de l'ensemble. Ce que chacun de nous se racontait, au plus profond, pour trouver l'émotion juste, n'appartenait qu'à lui.

 

Dans La Peur, pas de ballet. Pas de mise en scène virevoltante des corps. Des personnes qui se parlent, au cours de longues scènes statiques. Aucun effet. Juste une sorte de règle de déplacement au plateau, pour en maintenir toujours l'équilibre visuel et, si j'ose dire, énergétique ; une règle trouvée ensemble, de manière empirique, sur le mode : tiens, là, comme ça, ça marche ; tiens, comme ça, ça ne marche plus. Et le fantasme d'un spectacle qui ne serait jamais tout à fait fixé. L'espoir qu'à chaque représentation, les interprètes pourront varier leurs déplacements et l'intention de telle ou telle réplique, en fonction de la particulière alchimie du jour entre eux et avec le public. Que chaque soir soit une performance unique, une ré-interprétation, au sens fort, d'un texte qui, lui, serait immuable. Dès lors, le travail de « répétition » – pour cette fois, le terme semble mal choisi – ne consiste pas à fixer un parcours de gestes et de mouvements, mais, d'une part, à inventer une grammaire de plateau (comme les musiciens qui improvisent selon des règles fixées en amont), et d'autre part à comprendre très précisément les intentions de chaque passage du texte.

 

Car un tel principe de travail suppose de descendre profond, ensemble, dans le sens du texte. De saisir ce qui anime les personnages à chaque instant.

 

Cette semaine, j'ai informé mes camarades de ce que j'imaginais en écrivant : un peu d'ironie sur cette réplique, beaucoup de fermeté sur celle-là, de la colère ici ; et là, vous avez un créneau pour provoquer des rires. Ainsi, je dévoilais aux interprètes une sorte de partition implicite d'intentions, sous-jacente au texte. Comme des indications de tempo ou de nuance au-dessus d'une portée.

 

Mais travailler si précisément sur le texte, à plusieurs, nous a menés plus loin. Pour le faire comprendre, je dois entrer dans l'intimité de l'écriture.

 

Cette pièce, comme toutes les autres, je l'ai écrite par fragments, dans le désordre. C'est une méthode dont je ne sais si elle est bonne, mais je n'en ai pas d'autre. La pièce m'arrive par certaines scènes. Les premières que j'écris sont comme des îlots, perdus dans un ensemble qui m'échappe encore. Peu à peu, l'archipel se densifie. Les scènes présentes deviennent les étais d'une structure qui se dévoile progressivement. L'écriture d'une bribe de dialogue me donne idée d'une résonance possible, dix scènes plus loin, que je vais immédiatement écrire. Parfois les scènes débarquent toutes formées, longues, structurées. Parfois me vient seulement une phrase, qui résume l'esprit d'une scène, sans que le reste vienne. Ainsi la pièce reste-t-elle très longtemps illisible par un tiers, ajourée, pleine de trous. Je commence à coller les morceaux. J'attends de trouver comment combler ce qui manque. Les raccords m'obligent à changer des scènes que j'ai écrites séparément ; à jeter des passages qui font doublon, une fois deux fragments accolés.

 

Cette manière de travailler a plein de défauts, mais elle a l'avantage d'être à la fois organique et structurante. Si je construisais un plan avant d'écrire, je crois que la structure serait trop sèche, pas assez informée par la chair des échanges – comme une intention théorique qui s'imposerait à la vie même des personnages. Mais si j'écrivais de manière strictement linéaire, sans plan d'ensemble, la pièce ne serait pas assez charpentée. Sur l'écriture d'Olivier Masson doit-il mourir ?, cette méthode a bien marché, il me semble. Progressivement a émergé une pièce complexe, mais dont le plan raffiné s'est presque créé tout seul, à mesure que j'écrivais les épisodes, et que je les distribuais sur une ligne de récit en formation. Dans cette pièce, non seulement tous les « trous » se sont comblés naturellement, sans que j'aie jamais besoin de forcer, d'écrire des scènes auxquelles je croyais moins ; mais en plus, avoir à les combler m'a fait trouver des solutions narratives que je n'aurais pas imaginées si j'avais écrit la pièce linéairement. Ce ne sont pas tant des solutions narratives, d'ailleurs, que le sens même de la pièce qui m'est apparu à la faveur de cette méthode, et notamment la vraie motivation du personnage d'Avram, pierre de voûte de l'histoire, qui ne m'est venue qu'en fin d'écriture. J'ai eu l'impression grisante, alors, d'avoir trouvé le fragment permettant d'achever parfaitement la construction – et que, sans le savoir, depuis le début, c'était vers cette issue que je m'acheminais, plusieurs fragments antérieurs portant trace d'une résolution que j'ignorais encore. Cette pièce, nous l'avons peu retouchée au plateau, avec mes camarades. Elle avait la rondeur des constructions bien faites.

 

Ce n'est pas le cas de La Peur. Comme je l'ai dit, j'ai eu beaucoup plus de mal à l'écrire. Certains « trous » sont restés durablement béants. Ayant décidé, pendant l'écriture, d'une date à laquelle je la ferais lire à mes camarades, je me suis finalement forcé, deux jours avant, à écrire les passages manquants, mais sans conviction. Quelques mois plus tard, alors que j'avais entre temps refondu le récit, nous donnions une lecture à La Mouche, et j'ai de nouveau écrit certaines scènes en catastrophe, la veille, frustré qu'elles ne soient pas « venues » plus tôt. C'est dans cette version bancale que la pièce a circulé depuis, et qu'elle est devenue lauréate d'Artcena puis de la Journée des Auteurs de Lyon, et qu'enfin un éditeur a décidé de la publier. Ces succès m'avaient fait oublier ses fragilités structurelles. J'avais fini par me dire que ce n'était pas grave si quelques fragments étaient en-dessous des autres. Je croyais le texte définitif.

 

La semaine dernière, donc, nous travaillons le texte dans le détail. Nous nous interrogeons sur les motivations des personnages, sur les grands mouvements du récit, mais aussi sur les enjeux de chaque scène. Nous essayons d'oublier les séductions qu'exercent sur nous les passages qui nous ont toujours semblé réussis, pour nous demander : est-ce qu'ils ne déséquilibrent pas l'ensemble ? Est-ce qu'ils arrivent au bon moment ? L'équipe de ce projet est d'une grande délicatesse, attentive et patiente. Parfois, je bredouillais maladroitement des idées que je sentais encore informes, mal dégrossies, et dont j'espérais que mes camarades sauraient les accueillir, en accompagner la formulation, j'ajourais mes prises de parole de silences, et je sentais que personne ne s'impatientait ; on attendait que l'idée se précise. Et quand je m'excusais d'avoir été confus, après une phrase qui me paraissait à peine tenir debout, mes camarades répondaient : ne t'inquiète pas, c'était très clair. Et je voyais qu'ils ne faisaient pas semblant.

 

Cette confiance, cette patience, la dialectique de nos échanges ont peu à peu fait émerger des questions que j'avais cessé de me poser. Que cherche vraiment le personnage de Morgan ? Pourquoi renonce-t-il au milieu de la pièce, pourquoi revient-il ensuite ? Qu'a-t-il compris finalement, qui l'a fait évoluer ? Et le père Guérin, qu'est-ce qui, dans les dernières scènes, le retourne vraiment ? Tawfik est-il sincère ? Veut-il être libéré de Guérin ou au contraire le garder dans sa vie ? Peu à peu, à la faveur de notre dialogue, les certitudes que j'avais sur la pièce – autant de raideurs mentales – ont été contournées, prises à défaut. Il fallait ce travail de groupe pour que je sois dépaysé par la pièce et que j'y voie ce qu'une trop longue fréquentation solitaire avait rendu invisible à mes yeux.

 

Une évidence m'est alors apparue : un des personnages énonce au milieu du récit une chose énorme qu'il n'aurait dû comprendre qu'à la fin. Cet anachronisme narratif, si j'ose dire, le rend incapable d'évoluer vraiment. Il reste d'un bloc pendant toute l'histoire, puisqu'il sait toujours d'avance ce que son parcours dans le récit est supposé lui enseigner.

 

Comme ce personnage évoluait peu, il retenait moins l'attention ; ses tirades étaient plus dispensables, puisqu'elles étaient étrangères à ce qui, dans le récit, passait d'un état à un autre. Ces derniers temps, cherchant à raccourcir la pièce, c'était dans ces monologues que j'avais coupé : je pouvais les amputer sans entamer le fil narratif. Dans sa dernière scène, le personnage réclamait la même chose que dans sa première. Ainsi n'avait-il rien vécu au fond ; il ne servait que de révélateur à son interlocuteur. Cela déséquilibrait le duo central ; mais surtout, cela menaçait le sens même de la pièce. D'un côté, un personnage sensible à l'ébranlement que le récit lui fait vivre ; de l'autre, un personnage qui sort de l'histoire comme il y est entré, sans que rien ne l'ait perturbé ; or, l'immobilisme que la pièce dénonce est censé être plutôt du côté du premier que du second. J'avais là un risque de contresens.

 

Cette chose énorme que le personnage disait au milieu de la pièce, comme s'il était censé l'avoir toujours sue, je l'ai donc déplacée en fin de pièce, comme une révélation, comme l'issue de son parcours. Mais cette révélation agit sur lui. Le transforme. Elle a chassé de la scène tout ce qui subsistait de la colère avec laquelle le personnage s'était d'abord présenté à nous. Si la colère avait disparu, que restait-il alors ? Comment le personnage pouvait s'expliquer à lui-même son déplacement intérieur ? En me le demandant, j'ai enfin trouvé la scène qui jusqu'alors me manquait.

 

J'en ai profité pour comprendre ce qui m'avait bloqué : les fragments que je trouvais moins bons que le reste, ce n'est pas tant qu'ils l'étaient ; c'est que la structure ne leur permettait pas d'être réussis. Je m'étais désolé que certaines scènes ne soient pas « trouvées » ; en réalité, leur insuffisance était un indice qui aurait dû me renseigner sur un problème bien plus large. Telle qu'elle était construite, la pièce ne permettait pas une résolution satisfaisante. J'étais comme le personnage à la fin de La vie mode d'emploi de Perec, qui s'efforce de finir un puzzle complexe avec une pièce qui n'est pas de même forme que le trou qui lui reste.

 

Une fois découvert le problème fondamental de la structure – dont nous ignorions même qu'il existait, mais dont nous ne comprenions plus ensuite comment nous avions pu ne pas le voir – il nous est apparu que bien des fragments pouvaient être à une meilleure place que là où je les avais d'abord mis. Certaines idées, énoncées par un personnage, sont même passées dans la bouche d'un autre, au prix d'une réécriture. Lors des lectures publiques, certains spectateurs nous avaient dit avoir eu un sentiment de longueur à un moment précis, dans les scènes précédant l'épilogue. J'avais coupé dans ces scènes au maximum, sans que ce sentiment ne semble s'estomper. Quoi que je fasse, ce passage restait un ventre mou. En réalité, ce n'est pas qu'il était trop long, c'est que les trois scènes qui le composent – chacune nécessaire au récit, pourtant – empiétaient les unes sur les autres, semblaient faire doublon. À partir du moment où, grâce au dialogue avec mes camarades, j'ai compris ce que chaque scène devait porter comme enjeu précis, j'ai pu inciser dans la chair des séquences, redistribuer les idées d'une scène à l'autre, et travailler à recréer une sensation d'évidence en recousant les dialogues entre eux.

 

Cette lettre est sans doute obscure et je m'en excuse. J'essaie de rendre compréhensibles les ressorts de l'écriture et peut-être qu'au contraire je les rends opaques et abscons. Mais si je tente d'ouvrir la « boîte noire » de l'écriture, dans la présente lettre, c'est sans doute parce que, pour la première fois, j'ai eu l'occasion la semaine dernière de la partager avec des collaborateurs. Jamais ce lieu ne s'était laissé appréhender à plusieurs. Les expériences d'écriture collective que j'ai faites, si elles ont souvent été heureuses, me donnaient l'impression de m'imposer une certaine distance à moi-même. Comme si l'intimité qui parfois se convoque dans mon écriture, et qui fait vibrer des répliques plus que d'autres, se convoquait dans la solitude totale. D'où ma surprise, la semaine dernière, de sentir que rien ne s'opposait, en moi, à l'ouverture totale de ce lieu, à la survenue des confidences. J'en ai beaucoup dit à mes camarades sur l'origine de ces personnages et ce que je cherche en les composant. Ce n'était pas fait sur le ton du secret mais avec le naturel induit par une intimité partagée.

 

Ainsi, l'écriture est devenue en quelque sorte collective. Et pourtant, cela reste de très loin ma pièce la plus personnelle. Comme si, selon une étrange logique, le plus personnel devenait aussi le plus partageable. J'espère que c'est là une image de ce qui se passera avec le public, d'ici quelques mois : parce que je suis allé le plus loin que je pouvais, intérieurement, la pièce s'offre comme lieu de rencontre.

 

Une autre vertu qu'a le travail d'équipe sur l'écriture, c'est que nous connaissons bien ces personnages. Nous en parlons comme de personnes réelles. Nous plaisantons à leur sujet. Certaines de ces plaisanteries, devenues une sorte de culture commune au sein du projet, je les ai intégrées dans le texte, comme des vannes que les personnages se font entre eux, fondées sur des connivences qui ne sont pas toutes explicitées dans la pièce : cela donne l'impression, je crois, d'une sorte de profondeur de la fiction, d'une autonomie des personnages dans le hors-champ. Ainsi la pièce est une fenêtre sur un paysage de fiction plus large que ce que le texte en donne à voir. Cette vie qui déborde les limites de la pièce, c'est en partie le travail collectif qui en a accouché.

 

Je caresse le désir d'écrire un jour des romans. Écrire des romans, oui. Mais comment me priver de ça ? Ce moment où l'écriture s'embrase d'être partagée. Ce moment où la possibilité d'une incarnation, un visage ami qui manifeste dans le visible le personnage inventé, permet de forer plus profond. Comment revenir à une écriture strictement solitaire ?

 

En tout cas, voilà un texte éminemment théâtral. Une pièce qui, même sous sa forme écrite, en amont de toute mise en scène, est déjà infusée de la chair des interprètes et de l'intelligence collective d'une troupe. Ce texte est aussi éloigné que possible d'une certaine image qu'on se fait de la littérature comme activité solitaire. Il est la trace d'un artisanat partagé.

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