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Depuis septembre 2020, François Hien écrit régulièrement une lettre au nom de l'Harmonie Communale, envoyée à un grand nombre de contacts, dans laquelle il chronique le travail mené par la compagnie.

Lettre N°

06

08 DÉCEMBRE 2020​​ - LA CRÈCHE : MÉCANIQUE D'UN CONFLIT

Cher·e·s ami·e·s

 

Voici la sixième Newsletter écrite par François Hien au nom de l'Harmonie Communale.

 

Voilà, c'était aujourd'hui. Nous devions reprendre La Crèche – Mécanique d'un conflit, pour cinq représentations au théâtre du Point du Jour d'Angélique Clairand et Eric Massé. Une série prévue au mois d'avril, déjà annulée pour cause de COVID. Il s'agissait de nos dernières dates prévues. En avons-nous fini avec ce spectacle, sans avoir pu lui dire au revoir ? Je rêve que nous puissions le retrouver, peut-être autrement.

Je suis déçu pour beaucoup de raisons, mais avant tout celle-ci : il me semblait que le moment était bon pour jouer ce spectacle. Comme régulièrement depuis une trentaine d'années, nous voici dans une de ces périodes de grande crispation nationale, dont bien des musulmans font les frais. L'horrible assassinat de Samuel Paty par un islamiste entraîne des réactions extravagantes. Un ministre de l'intérieur s'indigne des rayons hallal dans les magasins. Un ministre de l'éducation reprend à son compte l'absurde expression d'islamogauchiste. On parle d'interdire des associations antiracistes dont on affirme, sans jamais la prouver, la proximité avec l'islamisme politique. On veut interdire le mot qui permet à des personnes de désigner le mécanisme de rejet qu'ils subissent – islamophobie – sous prétexte d'un usage abusif du terme, que personnellement je n'ai jamais rencontré. Comment les musulmans n'auraient-ils pas l'impression que cette liberté d'expression à la française n'est rien d'autre que le droit des dominants de rire en toute décontraction des dominés ?

Le séparatisme est un problème, bien entendu. Il est indéniable que les salafistes – s'ils sont généralement quiétistes – se veulent en marge de la société. Mais comment reprocher aux musulmans de se laisser entraîner par un mouvement centrifuge qui concerne tout le monde ? Ce sont les catholiques qui, massivement, désertent l'école publique pour mettre leurs enfants dans des écoles communautaires. Les musulmans le font infiniment moins. Par ailleurs, l'authentique séparatisme n'est-il pas fiscal ? Les riches font de plus en plus sécession du pays qui leur a permis de faire fortune, encouragés par un gouvernement qui progressivement les affranchit de la solidarité nationale.

Tout ceci n'explique pas le radicalisme religieux chez certains musulmans. Tout ceci n'excuse pas la violence de certains islamistes. Il ne faut pas substituer un sujet à un autre et donner l'impression qu'on prend à la légère le fait atroce qu'un professeur se soit fait assassiner en raison du contenu de son cours. Mais croit-on sérieusement lutter contre cette violence en excluant toujours davantage les musulmans, en fournissant du carburant à leur colère, en décourageant ceux qui jouaient le jeu du dialogue ? L'inégalité homme-femme est un sujet, bien sûr. Mais pourquoi s'attaquer aux associations musulmanes alors qu'on ne se soucie jamais des loges maçonniques non-mixtes, ou du compagnonnage, élite de l'artisanat, dont la plupart des formations restent interdites aux femmes ? Comment les musulmans n'auraient-ils pas l'impression qu'on leur impose ce qui n'est pas exigé des autres ? Qu'on réinvente à leur intention des règles qui ne servent qu'à les exclure ? Ces vexations n'auront qu'un effet : grossir les rangs de ceux qu'on dit vouloir combattre.

À la fin de La Crèche : mécanique d'un conflit, un des personnages dit : « On finit toujours par trouver en face de soi les ennemis qu'on s'est inventés. » La Crèche : mécanique d'un conflit raconte l'histoire d'une vaste prophétie auto-réalisatrice. En enquêtant à Chanteloup-les-Vignes sur l'affaire Baby-Loup, je m'étais rendu compte que la plaignante, Fatima Afif, était restée seule et sans soutien pendant des années, dans son offensive contre la crèche. Le bloc musulman dénoncé par les soutiens médiatiques de la crèche n'existait que dans leurs fantasmes ; ou du moins, c'est eux qui ont fini par le faire exister. Les manifestations d'hostilité envers la crèche ne sont apparues que bien plus tard, après que la cour de cassation ait donné raison à madame Afif. Mon retour sur la chronologie des événements donnait le sentiment d'une mécanique tragique, où chaque camp avait fini par ressembler à la caricature que l'autre en avait d'abord dressé.

J'avais écrit ce texte alors qu'un certain Manuel Valls était le premier ministre de la France. L'homme pour qui « expliquer, c'est excuser ». Le chantre de cette « nouvelle laïcité » qui trahit les principes de 1905 en faisant de la laïcité une doctrine positive, presque une religion alternative, plutôt qu'une règle juridique organisant la cohabitation des croyances et des pratiques. Lors de l'élection de Macron, j'avoue que j'avais eu l'impression qu'on respirerait mieux, sur ce plan là. Au moins Macron était-il un libéral, au sens anglo-saxon du terme. Il ne semblait pas habité par cette obsession française, que les autres pays regardent avec sidération. Lourde erreur de ma part. Trois ans plus tard – sans doute pour séduire ce qui est devenu son électorat naturel, à droite – le gouvernement Castex reprend à son compte les expressions les plus outrancières.

La pièce La Crèche : mécanique d'un conflit se veut moins militante que la présente lettre. Car c'est une pièce qui se veut convaincante – or, généralement, les pièces militantes ne convainquent que ceux qui sont d'accord à l'avance. La Crèche : mécanique d'un conflit met à jour la mécanique de l'emballement. On suit l'envenimement d'un conflit, étapes par étapes. Tous les personnages – y compris ceux que je trouve profondément délétères – sont défendus avec bonne foi par le texte et les interprètes. Nous nous abstenons de toute caricature. Dans les quartiers où nous avons parfois joué, il y a des personnes qui ont des raisons légitimes de s'inquiéter de la progression d'un Islam visible, parfois régulateur de l'espace public. La pièce fait une place à cette inquiétude ; ainsi ces personnes sont-elles en disposition d'entendre le reste, cette vaste mécanique de l'exclusion que nous cherchons à dévoiler, si j'ose dire. Plutôt que d'asséner une vérité, la pièce veut contribuer à une désescalade. Refroidir des esprits échauffés. Prendre le temps de réécouter celui qu'on s'est mis en situation de ne plus entendre. Faire justice à des douleurs qu'on ignorait parce qu'elles n'étaient pas celles de notre camp.

 

Cette pièce est la première que j'ai écrite, en 2016. Elle a une importance considérable pour moi. Elle m'a permis de passer d'un univers professionnel à un autre. Après des années à faire des films documentaire sans m'en sentir satisfait, j'ai eu l'impression, avec cette pièce, de trouver ma vocation. Nicolas Ligeon m'a poussé à l'écrire ; puis Arthur Fourcade l'a porté sur scène, et j'ai appris à ses côtés, sur le tas, ce qui deviendrait bientôt mon nouveau métier. Grâce à cette pièce, j'ai rencontré des personnes qui sont devenues des compagnes et des compagnons de vie et de travail : Charles Boinot, Farès Bounoua, Estelle Clément-Bealem, Maud Cosset-Chéneau, Raphaël Defour, Clémentine Desgranges, Kathleen Dol, Maud Lefebvre, Yann Lheureux, Julien Nini, Lucile Paysant. Nous avons monté la pièce en une semaine lors d'un labo d'été du Collectif X, en 2017, et c'est à peu près sous cette forme que nous l'avons tournée, sans jamais avoir les moyens de la créer véritablement. Elle a gardé un aspect foutraque, une maladresse née de sa genèse particulière. J'en ai constamment réécrit le texte, entre deux représentations, à la recherche d'un équilibre délicat dont nous testions la réussite en parlant avec nos spectateurs à la sortie. L'an dernier, j'avais eu le sentiment d'arriver à une version satisfaisante. Mais je ne doute pas qu'après plusieurs représentations j'aurais fini par vouloir changer encore des choses.

Je crois que la pièce en a fini avec un premier cycle. J'aurais aimé que ça ne soit pas dans une newsletter que je l'annonce, mais à l'issue d'une belle représentation. Cependant, j'espère que La Crèche : mécanique d'un conflit renaîtra... Pour l'instant, de nos pièces, elle reste ma préférée.

 

Cette semaine, au lieu de jouer La Crèche : mécanique d'un conflit, nous jouons une version courte et légère d'Olivier Masson doit-il mourir ? dans des lycées de Vaulx-en-Velin. Première séance lundi, extrêmement riche. Nous interprétons la première heure du spectacle devant des classes, puis nous débattons avec les élèves sur les questions éthiques soulevées par la pièce.

Ici, peu de mixité, ni sociale, ni ethnique. Les habitants de Vaulx Village font, pour la plupart d'entre eux, du contournement scolaire. La documentaliste du lycée m'explique que, depuis l'adoption du système Parcoursup, de très nombreux élèves se retrouvent avec strictement aucune proposition après leur bac. Interdits d'études, à 18 ans. Et c'est à ces jeunes gens qu'avec des accents martiaux on enseigne les principes de la République et les valeurs de l'égalité, dont on suppose qu'ils n'en sont pas dépositaires...

 

Comme disait le père Hugo :

« Étonnez-vous après, ô semeurs de tempêtes,

Que ce souffre-douleur soit votre trouble-fêtes... »

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