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Depuis septembre 2020, François Hien écrit régulièrement une lettre au nom de l'Harmonie Communale, envoyée à un grand nombre de contacts, dans laquelle il chronique le travail mené par la compagnie.

Lettre N°

11

21 ,JUILLET 2021​​ - FIN DE SAISON

Cher·e·s ami·e·s

 

Voici la onzième écrite par François Hien au nom de l'Harmonie Communale.

 

Dernière semaine de travail avant la coupure estivale. Je suis avec mon camarade Jérôme Cochet, comédien et metteur en scène, perché à 1700 mètres dans un petit hameau des Ecrins. Nous mettons la dernière main à notre pièce Mort d'une montagne, projet dont il est à l'initiative mais que nous avons co-écrit, et que Jérôme créera au théâtre du Point du Jour la saison prochaine, avec sa compagnie les Non-Alignés. Cette pièce, nous l'aurons donc écrite en quatre semaines non consécutives et toujours à la montagne : trois semaines l'an dernier, de février à juillet, dans des petits villages du massif de Belledonne ; et une semaine cette année, face à la montagne qui nous sert de source d'inspiration, l'immense et majestueuse Meije, dont la face Nord nous surplombe.

 

Cette pièce prend pour point de départ les effondrements en Haute-Montagne qui ont lieu depuis plusieurs années, dus au réchauffement climatique. Nous avons enquêté dans un paysage bouleversé, dont les acteurs savent qu'ils devront se réinventer encore plus vite que les habitants des plaines. Peu à peu, nous avons imaginé un récit d'aventure mobilisant ces enjeux – enrichi d'une sorte de drame familial. J'aime beaucoup cette pièce, écrite à quatre mains, et il est très plaisant de l'écrire avec Jérôme. Nous ne sommes pas toujours d'accord, mais nous savons nous accorder sur des compromis meilleurs que nos idées de départ respectives, et nos qualités d'écriture sont, je crois, très complémentaires.

 

Cette pièce – comme nous l'avions fait avec L'affaire Correra, dont Jérôme était l'un des comédiens-metteurs en scène – nous l'avons jouée, dans l'état où l'écriture l'avait laissée, dans des lieux très divers, face à divers acteurs de la montagne, afin d'en éprouver la pertinence : lors d'une fête des guides, dans un troquet de montagne, dans un camping de randonneurs, sur le champ d'une maraîchère d'altitude... Au départ, je jouais moi-même, avant que la distribution réunie ne me permette de n'être plus qu'auteur. Depuis un an et demi, nous avons dû jouer la pièce une bonne quinzaine de fois, sans aucune technique et parfois texte en main. Nous laissions nos auditeurs toujours au même endroit de l'intrigue : à la fin de l'épisode 5, sur un cliffhanger particulièrement insoutenable. Les spectateurs frustrés essayaient de nous arracher la fin de l'histoire. Mais nous n'avons jamais cédé, et aucune des spéculations faites n'était juste. Il est temps, cette semaine, de donner un point d'aboutissement à ces trajectoires. Et c'est plaisant d'écrire des dialogues pour des personnages que des interprètes ont déjà investi, et dont nous connaissons la manière de parler et la démarche. Les premiers à découvrir la fin de l'histoire seront, la semaine prochaine, les occupants d'un habitat collectif, en Belledonne ; puis les habitants du hameau de Chazelay, en face de la Meije ; enfin, les randonneurs et les guides de La Bérarde, au fond de l'Oisans. Je serai sans doute à cette dernière représentation, mais en tant que vacancier, avec mon fils.

 

C'est donc ma dernière lettre de la saison. Je me suis demandé à quoi je la consacrerais. Cette année fut assez folle et profondément inattendue. Une année de blocage culturel, qui fut pour nous une des années où nous avons le plus travaillé, notre projet sur les Canuts ne s'interrompant pas et prenant même de l'ampleur à la faveur de la crise. Nous avions des dates importantes pour le développement de la compagnie ; leur report ou leur annulation nous fera perdre du temps, bien sûr. Pour autant, nous nous sentons chanceux par rapport à d'autres compagnies qui ont vu leurs projets littéralement massacrés par la pandémie. Ce fut une année paradoxalement heureuse – car très collective et fondatrice. L'annulation des dates de tournée m'a permis d'être beaucoup plus sédentaire que prévu, et de me concentrer sur les Canuts, projet qui a vu naître une magnifique communauté de travail.

 

Deux expériences de toute fin de saison, la semaine dernière et la précédente, m'ont fourni finalement les deux sujets par lesquels je voulais terminer cette correspondance.

 

La première fut la reprise de la pièce Millenal par les élèves d'Arts en Scène, tout début juillet. Ce texte était une commande du metteur en scène Philippe Mangenot, dont j'admire beaucoup le travail qu'il développe avec sa compagne Raphaëlle. Je devais écrire pour ces 22 jeunes gens que j'aurais dû rencontrer en avril 2020. Le premier confinement en ayant décidé autrement, j'avais proposé à la promotion d'écrire un journal de confinement, dont je m'inspirerais ensuite. Ils ont répondu à cette requête avec un engagement proprement bouleversant, et je me suis retrouvé destinataire de mots d'une intimité et d'une profondeur renversantes. L'été suivant, j'ai conçu une histoire de science-fiction qui me permettrait de tirer parti de cette matière, sans l'adapter littéralement. Comme je devais écrire très vite, j'ai proposé à mes deux grands camarades complices, Sabine Collardey et Arthur Fourcade, de m'aider à faire tenir debout cette pièce nécessairement longue et complexe : il s'agissait de proposer 22 trajectoires intéressantes à des apprentis-interprètes. La pièce fut créée une première fois en décembre, devant un public de professionnels, avant d'être reprise voici quinze jours.

 

Ce qui me frappe dans cette expérience – outre le talent et l'énergie de Philippe, qui a réussi à créer un objet cohérent et passionnant à partir d'une matière complexe et potentiellement rébarbative – c'est la possibilité qu'elle m'a donné de plonger dans les pensées et les vécus de cette génération qui a, en moyenne, une grosse quinzaine d'années de moins que moi. Il s'agit là du premier point sur lequel je voulais finir ma dernière lettre de l'année : j'ai la chance de pratiquer un métier qui me met en relation avec les générations qui nous suivent. Pas seulement en relation d'ailleurs, mais à l'écoute. J'essaie de le faire en restant à ma position, en n'oubliant pas mon âge, et n'exigeant pas ma place dans des emballements ou des expériences dont je pourrais avoir la nostalgie. Mais tout de même, je me sens privilégié de pouvoir me considérer comme un compagnon, presque un allié, de cette génération.

 

Il faut dire que je la trouve autrement plus audacieuse que la mienne. J'ai fait mes années de lycée dans les années 90, une période de dépolitisation totale. J'ai ensuite vécu un parcours professionnel assez isolant, dans un milieu qui débattait assez peu. Cela m'a rendu vulnérable à différentes errances idéologiques. L'arrivée au théâtre, voici quatre-cinq ans, m'a remis droit, si j'ose dire. Elle m'a permis, surtout, de rencontrer la génération suivante, infiniment plus politisée et éveillée que je l'étais.

 

Je sens souvent que mes années perdues ne le furent pas, et m'ont permis d'accumuler, sans que je le sache, ce qui me permettrait d'écrire. De même, j'ai souvent déploré ma position générationnelle, et je sens aujourd'hui qu'elle pourrait être précieuse. Je suis encore assez jeune pour me laisser atteindre par ce qui monte de la génération d'en-dessous, m'en laisser traverser, influencer – au contraire de ceux qui, un peu plus vieux que moi, ne veulent pas entendre parler d'une nouvelle forme de militantisme qui les dépasse. En même temps, je me sens moins concerné par les interdits symboliques ou intellectuels que pose parfois ce nouvel activisme.

 

En tout cas, l'expérience avec Arts en Scène a cristallisé ce bonheur d'être à la fois un peu vieux et toujours jeune. Elle m'a permis de rencontrer quelques jeunes gens formidables, dont certain.e.s sont devenu.e.s des camarades de travail. Théo Thierry est notre stagiaire sur La Peur, Elise Watts sur Les Canuts ; quant à Léa Sigismondi, elle fut notre assistante sur Les Canuts et restera, je pense, une amie et une collaboratrice de premier plan.

 

Le dernier point que je voudrais aborder concerne mon écriture de théâtre en général. Est-ce que j'écris un théâtre où tout le monde a raison ? Nos dates d'Olivier Masson doit-il mourir ? de la semaine dernière au TGP m'ont permis de me reposer la question avec un peu de recul.

 

L'une des choses que j'entends le plus souvent, à propos de mes pièces, est qu'elles « donnent la parole à tout le monde », qu'on y entend tous les points de vue, et qu'au fond il serait proposé au public de se faire sa propre opinion à partir de tout cela. Je résiste souvent à une telle présentation de mon travail. Elle me donne l'impression que je serais une sorte de relativiste mou, incapable de choisir un point de vue. Cela me semble faux, même à propos de mes pièces les plus équilibrées comme La Crèche : mécanique d'un conflit ou Olivier Masson doit-il mourir ? Certes, ces deux pièces portant sur des conflits lourds refusent de choisir entre les deux camps en présence. Mais c'est parce que les pièces dénoncent la logique de camp comme étant, en l'occurrence, délétère. Elles montrent de quelle manière cette logique de camp fut imposée, et par qui. Cela me semble être un point de vue affirmé, irréductible à la proposition selon laquelle « tout le monde aurait un petit peu raison ». Bref, je me vexais un peu de ce qui commençait à ressembler à un lieu-commun à propos de mon travail.

 

Il me semble qu'une raison peut expliquer en partie ce malentendu. Il n'y a pas, dans mes pièces, de mauvaise foi. Chaque personnage, même ceux que je réprouve, défend ses convictions avec des positions construites – et quand je les écris, je m'efforce de déployer un argumentaire dans lequel la personne concernée pourrait se reconnaître. Or, je crois que, de manière générale, nous avons perdu l'habitude d'entendre la raison de l'autre. Les réseaux sociaux ont une énorme capacité de mobilisation entre personnes d'accord entre elles – de mise en convergence, même, par mimétisme, de leurs opinions. Mais ils nous font exister dans un monde de consensus, dont les adversaires sont hors-champ et deviennent progressivement des ennemis. La plupart des milieux fonctionnent sans doute de la même manière. Mes pièces prennent à rebours cette tendance. Elles nous immergent dans un monde où chacun a ses raisons. Pour autant, il me semble que structurellement, le texte donne raison à certains plus qu'à d'autres. L'ensemble de la construction narrative de La Crèche : mécanique d'un conflit montre à quel point le personnage de l'avocat a tort ; de même que la structure de La Peur met en évidence le fait que l'évêque est fautif. Mais ces deux personnages, d'une certaine manière, ne savent pas qu'ils ont tort, et défendent leur position avec éloquence et conviction. On peut s'y laisser prendre sans doute.

 

Ce principe d'écriture, je l'ai théorisé dans un petit essai qui aurait dû paraître cette année, et que j'ai écrit d'après le processus de création de L'Affaire Correra. Il s'appelle Un théâtre sans absent et paraîtra la saison prochaine, sans doute aux alentours des dates de la pièce au TNP. J'y écris mon envie de construire des représentations sans figure d'extériorité contre laquelle, et grâce à laquelle, se construirait le consensus du public. Même les figures négatives du récit, nous les traitons comme si elles étaient là.

 

Mais il y a autre chose encore qu'évoque cet essai. C'est la possibilité d'un « théâtre de la réconciliation ».

 

La semaine dernière, nous jouions donc Olivier Masson doit-il mourir ? au TGP, à Saint-Denis. Semaine délicieuse dans un théâtre dont nous adorons l'équipe et dont nous nous sentons proches. Je n'ai pas eu l'occasion d'évoquer précisément cette pièce dans ces lettres, puisque la plupart de nos dates ont été annulées. Nous avons joué samedi dernier notre 31ème représentation. Le spectacle gagne en maturité et en maîtrise. Discuter avec le public m'a rappelé à quel point cet aspect de réconciliation est frappant, pour celles et ceux qui découvrent notre théâtre. Olivier Masson doit-il mourir ? est, de ce point de vue, sans doute ma pièce la plus emblématique, avec La Crèche : mécanique d'un conflit. La pièce s'achève par une révélation, à la lisière du surnaturel ; or, cette trouvaille est le seul moyen grâce auquel tous les personnages de la pièce, qui se sont opposés pendant deux heures, peuvent avoir raison en même temps. Comme si, sans que je le sache, je m'étais obstiné à trouver la condition de possibilité d'une raison commune.

 

J'ai écrit cette pièce voici quatre ans maintenant. Je continue à me sentir heureux de la défendre au présent. Elle invite le public à une sorte de communion dont il est très émouvant de ressentir les signes depuis la scène. Mais tout de même, je sens aussi que quelque chose a évolué en moi et que je n'écrirais plus, sans doute, de la même manière. L'envie de réconciliation me semble avoir pour conséquence possible de passer sous silence la nécessité de certains conflits. Ne risque-t-on pas alors d'écraser les luttes nécessaires des personnes dominées ? La réconciliation n'est possible qu'au terme d'un parcours de sens exigeant, qui met en lumière les oppressions d'ordinaire tues, et qui leur rend justice.

 

De ce point de vue, la rencontre cette année avec les textes écrits par les canuts entre 1831 et 1834 a été fondatrice, renversante. J'ai lu l'ensemble de ces textes à l'automne 2020, dans le contexte d'un pouvoir politique qui se durcissait d'un point de vue sécuritaire et qui confirmait – si besoin en était – son invraisemblable tropisme en faveur des possédants. Les canuts, en 1831, sont modérés et constructifs. Ils cherchent à bâtir des règles communes pour sortir d'une situation d'exploitation inique. Or la bourgeoisie ne veut d'aucune de ces règles et entreprend des manœuvres de sabotage systématique, qui progressivement radicalisent et politisent les canuts. Dans ces textes écrits au début du dix-neuvième, on voit monter la lutte des classes ; et il est hors de doute que c'est la bourgeoisie qui la déclare au prolétariat.

 

La pièce La révolte des Canuts - Echos de la Fabrique, que j'ai écrit de janvier à mai dernier, en parallèle de nos ateliers, et que nous avons jouée fin mai, raconte une histoire très précise : la manière dont les ouvriers lyonnais se sont efforcés d'améliorer leur condition par la création d'un journal et l'investissement collectif dans le conseil des prud'hommes ; et les tentatives de la bourgeoisie pour rendre inopérantes ces deux institutions. Et pour la première fois dans mon théâtre, j'ai composé des personnages de mauvaise foi. Je ne crois pas les avoir construits en figures de détestation. Je les ai dotés d'arguments qui se tiennent. Mais je montre à quel point ces discours sont les prétextes que se donnent leur égoïsme de classe et leur cupidité.

 

Oui, la mauvaise foi a fait irruption dans mon écriture. Jusqu'alors, je décrivais des mondes qui en étaient amputés. C'est là une évolution importante, à mon échelle. Et c'est par là que je voulais en finir. Le fait majeur de cette saison, d'un point de vue personnel, c'est que notre théâtre, sans renier ce qui l'a fait apprécier par certaines personnes, peut aussi devenir un théâtre de combat.

 

De cela, nous reparlerons à la rentrée. Je vous souhaite un bel été !

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