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Depuis septembre 2020, François Hien écrit régulièrement une lettre au nom de l'Harmonie Communale, envoyée à un grand nombre de contacts, dans laquelle il chronique le travail mené par la compagnie.

Lettre N°

02

15 SEPTEMBRE 2020​​ - ÉCHOS DE LA FABRIQUE

Cher·e·s ami·e·s

 

Voici la deuxième Newsletter écrite par François Hien au nom de l'Harmonie Communale.

 

Le 27 mai 2021, si l'épidémie nous le permet, nous vous recevrons dans la grande salle du théâtre de la Renaissance, à Oullins. Vous prendrez place dans une ambiance bruyante ; des spectateurs parleront les uns avec les autres, des vendeurs vous proposeront à manger...Une personne montera sur scène pour annoncer le titre de la pièce qui s'apprête à être jouée. Il en profitera pour remercier le préfet de Lyon, Bouvier du Mollard, d'être présent dans la salle, ainsi que quelques éminents négociants de la ville. Peu à peu, vous comprendrez que vous n'êtes plus au théâtre de la Renaissance d'Oullins mais au Grand Théâtre de Lyon, en 1831.

 

La représentation commence. Le jeu relève d'un théâtre d'emplois, tel qu'il avait cours jusque dans les années 1830, mais retravaillé et subverti par une tendance romantique. La salle reste éclairée et de nombreux spectateurs continuent à discuter. Soudain, un grand bruit en fond de salle. Deux hommes et une femme interrompent la représentation. Ce sont deux apprentis et un chef d'atelier, des canuts. Ils savaient le préfet présent à cette représentation ; ils l'interpellent : sait-il que l'accord négocié en sa présence, sur l'instauration d'un tarif, n'est pas appliqué par les soyeux ? La troupe s'est interrompue, un des comédiens propose aux canuts de s'exprimer depuis la scène. Les négociants, outrés par l'interruption, entament un chant pour couvrir les revendications des canuts. Les canuts entonnent un chant concurrent. La cacophonie est totale.

 

Voici ce que sera, sans doute, la première scène d'Échos de la fabrique, le spectacle que nous préparerons tout au long de l'année et dont nous donnerons trois représentations au printemps. Ce spectacle sera écrit et répété à la faveur d'ateliers participatifs, mobilisant des amateurs et des amatrices d'horizons très divers. Ainsi y aura-t-il un atelier « théâtre 19ème », dont l'objectif sera de figurer la troupe de théâtre par laquelle s'ouvre le récit. Mais également des ateliers « négociants », « apprentis », « conseil des prud'hommes », « condition féminine » ou encore « journal de lutte » (voir la liste et la description de chaque atelier sur le site www.echosdelafabrique.net).

 

Chaque atelier comportera une phase de recherche à plusieurs, d'improvisation, afin de trouver dans le jeu la logique des personnages ; afin d'être en mesure de les défendre de l'intérieur, avec bonne foi. Puis, après une phase d'incubation au cours de laquelle le texte précis des scènes sera écrit, chaque groupe se retrouvera pour répéter ses scènes.

 

Nous aurons une dizaine d'ateliers. Potentiellement, cela peut représenter une centaine de participants à ce spectacle. Dans la dernière ligne droite, le temps de travail commun sera assez réduit. L'urgence fait partie du processus. Le spectacle sera foisonnant, peut-être un peu foutraque, parcouru, espérons-nous, par l'énergie des temps insurrectionnels.

 

Revenons en arrière. Ce projet est né d'une proposition que m'ont faite les deux directrices du Développement culturel de l'Opéra de Lyon, Marie Evreux et Naïs Bédiat. Il s'agissait de créer une œuvre à la faveur d'une large démarche participative, autour du thème de l'expression.

 

Cela faisait longtemps que l'histoire des Canuts m'interpellait. Je l'avais découverte par le récit qu'en fait Fernand Rude, dans un petit livre aux Editions de la Découverte.

 

L'insurrection de 1831, celle qui m'intéresse, est étonnante. Elle commence par des revendications matérielles : l'instauration d'un prix minimum officiel pour les pièces de tissus livrées aux entrepreneurs par les canuts. Le préfet de Lyon finit par arbitrer et imposer ce tarif. Les ouvriers ont gagné. Mais les entrepreneurs en appellent au gouvernement, qui récuse l'accord adopté. Les canuts se sentent trahis. On fait grève, puis des barricades se montent. La garde nationale envoyée contre les ouvriers se divise : la plupart des gardes passent du côté des canuts, tandis que ceux qui restent tirent sans sommation. Il y a quelques journées d'affrontement sanglant, à l'issue desquelles les ouvriers sont vainqueurs. Ils investissent l'hôtel de ville de Lyon et hissent le drapeau noir, en signe de deuil, qui bientôt deviendra le symbole des anarchistes.

 

Pendant quelques jours, les ouvriers parlementent, s'interrogent sur ce qu'ils doivent faire. Ils gèrent la ville avec autorité – interdisant et punissant tout pillage – et maturité. Il y a des dissensions entre eux, dont cherche à profiter le préfet, resté sur place. Pour la plupart, ils n'espèrent pas une révolution totale, seulement la mise en place de conditions de production plus justes. Paris envoie le duc d'Orléans et des troupes à l'assaut de la ville. Mais il n'y aura pas besoin d'affrontement : les canuts croient avoir obtenu ce qu'ils voulaient. Ils rendent le pouvoir qu'ils avaient remporté au prix du sang des leurs. Tout rentre dans l'ordre sans qu'il y ait besoin d'un nouvel affrontement. Quelques semaines plus tard, le pouvoir trahit de nouveau ses engagements, annule les accords obtenus, limoge le préfet jugé trop complaisant et fait juger les insurgés. Trente mois plus tard une seconde révolte éclatera, qui sera écrasée dans le sang.

 

Ce qui est intéressant dans la révolte de 1831, c'est que la logique d'affrontement s'efface au profit d'une sorte de vaste discussion collective sur la bonne politique à adopter. Un des représentants des canuts et le préfet deviennent presque amis pendant leurs quelques jours de cohabitation au pouvoir. Des journaux sont édités, très abondants, qui documentent ce foisonnement de parole et de pensée, cette recherche qui se fait en direct. On rêve d'une société plus juste, mais on ne veut pas changer absolument de condition, on veut retourner à l'atelier au plus vite, la tête haute. « Vivre en travaillant ou mourir en combattant » est le slogan que les canuts se donnent. Le mutualisme et le syndicalisme moderne naissent là.

 

Plus on s'intéresse à cette histoire, plus on est fasciné par la contemporanéité des questions que s'y posent ses protagonistes.

 

Les canuts sont des travailleurs indépendants, propriétaires de leur outil de travail (et qui ont parfois dû s'endetter pour l'être), payés à la pièce par des entrepreneurs qui leur fournissent les modèles et la matière première. Ce sont des ouvriers, plus tout à fait des artisans : ils travaillent sur des machines, leur labeur est répétitif et ne nécessite pas un savoir-faire manuel qui se serait transmis à eux à travers les générations. Ce sont des ouvriers donc, mais qui sont hors du salariat. Au fond, leur situation est assez proche de celle des travailleurs « überisés », qui n'ont aucun rapport officiel de subordination avec celui qui les paie. Il me semble que, par rapport à notre époque, les canuts sont à l'autre bord d'une certaine histoire du droit du travail, sur le versant opposé. Qu'ils luttent pour obtenir ce qui est en train de se défaire à notre époque.

La soie lyonnaise est florissante mais menacée par la concurrence étrangère, en particulier celle de la Chine. La récente colonisation de l'Algérie pose la question de la concurrence d'une main d'œuvre ouvrière bon marché au Sud. Les canuts ont des problèmes de santé, de tendinites, de colonnes vertébrales courbées. Le gouvernement libéral arrivé au pouvoir avec la révolution de 1830 est dirigé par un banquier, Lafitte. C'est un régime progressiste d'un point de vue sociétal mais qui se met clairement au service des entrepreneurs et des capitalistes, faisant le pari que leur prospérité profitera à la base.

 

Ces proximités entre hier et aujourd'hui ne doivent pas nous conduire à un jeu de reconnaissance un peu vain. Il faut se garder de croire qu'elles nous permettront de traiter à la fois (comme dirait l'autre) notre époque et celle des canuts. Ces ressemblances construisent des résonances, une présence, une actualité de l'Histoire. Il s'agit de traiter l'Histoire comme si elle se déroulait sous nos yeux, comme si elle mettait aux prises nos contemporains.

 

Notre pièce s'attachera particulièrement à décrire des moments de délibération. À travers ces temps de débat, plus ou moins houleux, j'aimerais retrouver la nécessité et l'urgence des questions politiques qui traversent les groupes. D'où la nécessité de débattre vraiment, de ne pas jouer à débattre. C'est là un des enjeux principaux de notre travail d'atelier.

 

Plusieurs thèmes fondamentaux sont au cœur de ce projet. J'aimerais que la pièce, au final, parvienne à les traiter tous (de même que notre pièce La Crèche s'attachait à dépeindre un fait social sous plusieurs angles, sans en sacrifier aucun).

 

Il y a d'abord la dimension pratique de la lutte : comment organise-t-on la solidarité entre les travailleurs ? Par qui la fait-on gérer ? Doit-on se doter d'institutions représentatives ? Doit-on déléguer à certaines personnes la parole du groupe ?

 

À cette dimension pratique s'ajoute une dimension politique : après quelques jours de lutte, les canuts ont élargi leur réflexion et se sont mis à réfléchir au régime de gouvernement qui leur semblait souhaitable. C'est une évolution que l'on pourrait rapprocher de celle des gilets jaunes : partis d'une fronde anti-fiscaliste, ils en sont rapidement venus à des revendications constitutionnelles.

 

La troisième dimension qui m'intéresse pourrait être dite « vitaliste » : que vivent des corps et des esprits engagés dans une telle lutte ? En filmant la révolution égyptienne voici bientôt dix ans, j'avais été frappé par l'énergie qui se dégageait des manifestants, leur joie, leur effarement aussi : comme s'ils étaient éberlués de la force dont ils se révélaient capables. Ces derniers temps, les Biélorusses semblent vivre pareille épiphanie. Il se passe quelque chose quand les individus sortent de leur solitude et se découvrent, ensemble, une puissance que pas un n'aurait soupçonné. Je voudrais que la pièce donne à ressentir une telle métamorphose collective.

 

La quatrième dimension est celle de l'expression : comment des groupes en lutte se racontent-ils eux-mêmes ? Notre pièce, Echos de la fabrique, tire son nom du journal que les Canuts ont tenu entre 1831 et 1835 et où ils chroniquaient, de l'intérieur, leurs luttes et leurs espoirs. La pièce s'efforcera de n'être pas écrite de l'extérieur, mais de sembler émaner de ses personnages. C'est pour cela que le travail participatif est essentiel, et que nous travaillons à constituer des groupes hétérogènes.

 

 

Dernière dimension fondamentale : de quelle société possible le groupe soulevé est-il lui-même l'image ? Cette question importante en soulève bien d'autres : celle de la distribution de la parole ; de la question du genre ; de celle des minorités ; du pouvoir, de la domination, de l'ascendant de certains sur d'autres... Dans quelle mesure ces questions peuvent-elles paralyser l'action ? Cette dimension, nous la thématiserons à l'intérieur de la pièce, mais nous essaierons aussi de la faire vivre sur un mode « méta », dans la façon dont le projet est mené, dont les ateliers se déroulent.

 

Le projet est co-porté par le Collectif X et par l'Harmonie Communale : d'une certaine manière, il est à la croisée de l'héritage de VILLES#, le projet qui a occupé le collectif pendant plusieurs années, et des pièces que je monte avec mes camarades dans l'Harmonie Communale. Le spectacle est accueilli par le théâtre de la Renaissance et soutenu par le théâtre des Célestins, où se tiennent les conférences que nous organisons tout au long du processus.

 

Nous avons entamé le processus il y a un an. Au cours de la première année, nous avons mené de nombreux ateliers auprès de publics très divers : élèves de lycée pro, détenus, personnes en situation de réinsertion, squatteurs, gilets jaunes... Ces ateliers avaient pour but de recueillir une matière vivante sur le travail et les luttes aujourd'hui, mais également d'élaborer une méthode de travail et de constituer une équipe. Pour la deuxième année, nous changeons de méthode : plutôt que de monter des ateliers avec des structures partenaires dont nous attendons qu'elles nous fournissent les participants, nous concevons les ateliers dont nous avons besoin pour le spectacle et nous cherchons ensuite les partenaires et les participants qui peuvent se greffer à cette envie.

 

Certains ateliers sont organisés en lien avec une structure partenaire. Ainsi l'atelier « Condition féminine », co-porté par une association de Lyon 2, « L'envolée culturelle », ou les ateliers de construction, menés avec les Compagnons du Tour de France, les élèves du lycée professionnel des Canuts à Vaulx-en-Velin et le FabLab de Bron.

 

Nous sommes en période de recrutement, et les candidatures libres sont possibles. Sur le site www.echosdelafabrique.net, vous trouverez le descriptif de chaque atelier, ainsi que les dates et les lieux. Nous avons essayé de faire en sorte qu'une majorité d'ateliers soient accessibles à des personnes en activité. Via le site, il est possible de demander à s'inscrire à l'un ou l'autre atelier. Je ne détaille pas tous les ateliers que nous proposons, je compte sur la curiosité de certains d'entre vous pour aller les découvrir sur le site.

 

Pour finir, je voudrais dire un mot de l'équipe de ce projet.

Marie Evreux, pour l'Opéra, le pilote avec une finesse et une intelligence des groupes qui m'émerveillent. Elle est notre grande rencontre de ce projet, et nous en sommes tout heureux.

 

Julien Nini et Karine Chièze trouvent les partenaires et les participants des ateliers, et coordonnent les différentes dimensions du projet.

 

Arthur Fourcade a écrit et conçu, avec l'aide de François Gorrissen et Anabel Strehaiano, un jeu de rôle particulièrement complet sur la révolte de 1831 ; nous partageons ce jeu de rôle lors de nos ateliers ; cela permet aux participants de se familiariser rapidement avec le contexte des canuts et leur soulèvement. L'histoire imaginée par Arthur comme base de son jeu de rôle reste celle de la pièce. Par ailleurs, l'ampleur des recherches qu'il a menées pour l'écrire lui permet d'accompagner de près le processus d'écriture. Nous avons résolu de nous répartir certaines scènes à écrire. Ainsi Arthur joue-t-il à la fois le rôle d'un co-auteur et celui d'un dramaturge.

 

Sabine Collardey, une amie de longue date, proffesseure de philo en lycée, se charge d'organiser les conférences qui ponctuent le projet. Après une saison (écourtée) de conférences au théâtre de l'Elysée, nous organisons cette année cinq conférences au théâtre des Célestins et recevrons des personnalités aussi diverses et éminentes que Bernard Friot, Michèle Riot-Sarcey, Ludovic Frobert ou Alain Cottereau. Ces conférences sont publiques ; j'en ferai l'objet d'une prochaine newsletter. Sabine est donc une sorte de conseillère scientifique sur ce projet, mais aussi une interlocutrice permanente, et une agréable compagne de manif.

 

Viennent ensuite les interprètes du spectacle : ils joueront dans la pièce, mais sont aussi les encadrants des ateliers, et par là même metteurs en scène de certains tableaux. Comme à notre habitude dans l'Harmonie Communale, nous fonctionnerons en mise en scène collective. Ces interprètes-encadrants sont Hervé Agnoux, Jérôme Cochet, Maud Cosset-Chéneau, Clémentine Desgranges, Géraldine Favre, Arthur Fourcade, François Gorrissen, Martin Sève, Flora Souchier et moi-même.

 

Anabel Strehaiano et Jérôme Cochet sont les scénographes du spectacle ; ils en construiront les décors à l'occasion d'ateliers. Benoit Brégeault fera la création lumière, Sigolène Pétey les costumes, tandis que Carole Villiès et Nicolas Ligeon sont à la production.

 

Autour de cette équipe, des personnes nous apportent une aide précieuse : Anne Pellois, de l'ENS, qui fait des recherches pour nous sur le théâtre du 19ème ; Didier Richard et Sarah Beaumont, du théâtre des Célestins, qui mobilisent des participants pour les ateliers ; Emma Utgès, du Guignol de Lyon, qui viendra nous former à la marionnette à gaines pour une des scènes ; Philibert Varennes, patron de la maison des Canuts, compagnon de route du projet... Sans oublier les équipes des théâtres des Célestins et de la Renaissance, mobilisés pour le projet ; nos amis de Radio Canuts ; les différentes associations avec lesquelles nous montons certains ateliers...

 

Echos de la fabrique est de loin le projet le plus tentaculaire que j'aie jamais piloté. Il y a beaucoup d'incertitudes, beaucoup de défis ; de plus, le fait que pour une fois le texte ne préexiste pas à la création rend les choses d'autant plus incertaines. C'est une traversée assez effrayante, mais heureusement, elle ne se fait pas en solitaire. C'est un bonheur de prendre la mer avec un tel équipage.

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