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Depuis septembre 2020, François Hien écrit régulièrement une lettre au nom de l'Harmonie Communale, envoyée à un grand nombre de contacts, dans laquelle il chronique le travail mené par la compagnie.

Lettre N°

26

JANVIER 2023​​ - Être heureux au travail

Cher·e·s ami·e·s

Voici la vingt-sixième newsletter écrite par François Hien au nom de l'Harmonie Communale.

 

  J'ai eu pas mal de réactions à ma précédente lettre, dans laquelle je racontais les débats sur la distribution de La Crèche. Ces réactions m'ont étonné. Majoritairement, les personnes qui me parlaient exprimaient leur agacement face à ce qu'elles n'osaient pas toutes appeler le « wokisme » – mais enfin, l'idée était là. On s'insurge contre cette tendance à assigner chaque interprète à ses origines, à contester le droit pour certains acteurs de jouer tel ou tel rôle parce qu'ils n'en ont pas le vécu, etc. Quand ces personnes étaient des amies, j'ai pris soin de rappeler à quel point ce qui m'arrivait sur La Crèche est un bonheur, une vraie aventure intellectuelle, et en aucun cas une situation pénible que je subirais.

         Quand j'ai décidé de reprendre l'histoire de La Crèche mais en m'entourant de jeunes gens plus concernés que moi, et plus affûtés politiquement, c'était dans le but de travailler sincèrement à repousser mes angles morts : je ne peux à présent me plaindre que ça arrive. Je n'aurais pu imaginer que c'est ainsi que cela se passerait – si je l'avais pu, j'aurais achevé le chemin avant de l'avoir emprunté, et je n'aurais pas eu tant besoin d'ouvrir l'équipe. Je suis dans une situation paradoxale sur ce projet : rien ne s'est passé exactement comme prévu, et pourtant tout se passe comme prévu, puisqu'au fond la seule chose que j'avais prévu et dont j'ai créé les conditions, c'est de me faire déplacer par l'équipe que j'ai constituée.

      Tout ceci n'a rien de masochiste et se met strictement au service de l'objectif qui nous reste commun : faire du bon théâtre. À ceci près que l'expression bon théâtre s'est ici considérablement raffinée et enrichie.

Et puis, surtout, l'essentiel n'est peut-être pas là : l'essentiel c'est que nous sommes heureux au travail, joyeux, comme j'ai peu souvenir de l'avoir été sur un précédent spectacle.

      Depuis que je mène des projets de théâtre, je n'ai connu que des expériences heureuses, à tel point que j'ai fini par me dire, assez immodestement, que c'était là mon talent particulier : non pas avoir des idées de mise en scène particulièrement brillantes ou des visions théâtrales inouïes ; non, juste créer (ou contribuer à créer, avec mes camarades) des communautés de travail saines et joyeuses, où chacun s'abandonne en confiance et donne ce qu'il a de meilleur. Il y a des ratés sans doute, et plus les équipes sont grosses, plus il serait extravagant de prétendre assurer le bonheur de chacun ; mais disons que c'est là ce que je pourrais appeler ma méthode – et je la découvre à l'usage, davantage que je ne l'ai conçue : créer une culture de travail à l'échelle d'un projet, qui permette à chacun d'être à l'aise et de déployer sa puissance. Quand je dis que je ne me souviens pas avoir jamais été aussi heureux sur un projet qu'en ce moment sur La Crèche, je ne veux donc pas déprécier les projets précédents, ou laisser entendre qu'ils auraient été le lieu de tensions. Mais le bonheur particulier que je ressens sur La Crèche – et qui je crois est partagé par mes camarades – tient peut-être au fait qu'il n'était pas gagné d'avance, que le groupe est passé par des épreuves (des mises à l'épreuve mutuelles même, d'une certaine manière).

      Certaines sont entrées sur le projet avec l'appréhension d'y servir de prétexte, de caution. D'autres avec la peur de ne pouvoir s'exprimer totalement, de devoir toujours taire ses endroits d'inconfort, comme elles en ont souvent eu l'expérience sur des projets où elles se trouvaient en situation de minorité. Elles se sont parfois raidies face à mes maladresses ou mes impensés. À d'autres moments, elles se contentaient de manifester une sorte de réserve taiseuse. Mais nous n'avons jamais laissé s'installer les situations de gène. Ce que nous vivons aujourd'hui ne tient pas des fusions collectives qui saisissent les groupes de semblables ; c'est le résultat concret d'un processus d'une haute exigence.

Donc : m'être fait déplacer sur les questions de représentation ou de légitimité, ce n'est pas avoir cédé face à des revendications catégorielles, des affirmations identitaires, ou je ne sais quoi. C'est avant tout avoir créé les conditions pour que chacun.e puisse s'abandonner au projet en confiance ; pour que chacun.e y trouve sa place. Notre bonheur, sur La Crèche, se redouble d'une sorte de conscience de lui-même : nous sommes heureux d'être heureux, parce que ce n'était pas gagné, que nous avons traversé des crises et que nous en avons triomphé ; pas une fois pour toutes bien sûr, mais assez pour nous sentir bien ensemble, ce qui est déjà énorme. Et ça fait de nous un groupe particulièrement bruyant et exubérant, et cette joie est belle à voir parce qu'elle est le signe de notre abandon. Je suis sûr que, théâtralement, ça se verra : en transparence, derrière l'histoire dure et tragique que nous racontons, le public sentira un groupe porté par la joie de raconter ensemble, et d'avoir triomphé de certains malentendus.

         Moi je crois que, souvent, c'est ce qu'on vient voir au théâtre : des troupes qui font des choses ensemble et s'en réjouissent, aussi dramatiques que soient les récits déployés. Je n'aime pas tellement quand un metteur en scène particulièrement amoureux de ses effets me masque la troupe par une mise en scène trop voyante. Je crois que La Crèche laissera voir, de façon très nette, le groupe que nous sommes.

 

         Que certains se poussent un peu pour que d'autres trouvent leur place

         Être heureux au travail, c'est que chacun trouve sa juste place. Et pour que ce soit le cas, il faut sans doute que certains se poussent, pour que d'autres soient tout à fait à l'aise. Je parlais de redistribuer la confiance dans ma lettre précédente ; j'émettais le vœu qu'on puisse donner confiance à celles et ceux qui en manquent sans la retirer à celles et ceux qui en sont dotés. Sans doute était-ce illusoire : peut-être ne peut-on donner de la confiance à certain.e.s qu'en en retirant un peu à d'autres.

         Au cours du processus que nous avons vécu, il est arrivé que nous ayons nettement l'impression d'une sorte de vase communicant de la charge mentale : certaines exprimaient des inquiétudes, et le fait de le dire les en déchargeait partiellement, tandis que d'autres, jusque là épargnés, s'en trouvaient subitement accablés. La désinvolture est sans doute un des attributs les plus méconnus mais aussi les plus enviables des situations de domination. À certains, le droit de se détendre ; à d'autres, la crispation continue, la crainte anticipée d'être mise mal à l'aise, de devoir subir ce qui n'apparaît pas même aux autres comme une humiliation. Sur ce projet, certaines ont osé partager avec nous ce que sur d'autres projets elles auraient tu. Une sorte de confiance minimale était acquise, dont le premier résultat, paradoxal, fut l'éruption de tensions qu'ailleurs on eût ignorées, imposant à certaines d'en subir les non-dits. Mais alors que certain.e.s (dont moi) recevaient ces remises en cause comme une brisure de l'harmonie, d'autres le vivaient comme un immense soulagement, parce que tout à coup, ce qu'elles gardaient pour elles seules devenaient partagé et entendu. Je ne crois pas qu'elles auraient pu être soulagées sans que nous perdions un peu de notre désinvolture. L'aisance qu'elles ont trouvée dans le projet, nous en fûmes d'abord privés, dans les mêmes proportions.

         Oui, faire de la place à tous, c'est sans doute demander à certains de se pousser un peu. Le sentiment d'inconfort des uns se nourrit directement de l'aisance totale des autres. Il faut que certains se sentent un peu moins chez eux partout, pour que d'autres cessent de se sentir partout étrangers.

           Si cette idée vous semble difficile à admettre, songez à des lieux où vous vous êtes retrouvés plus ou moins par hasard et sentis immédiatement mal à l'aise : des magasins de luxe, de grands hôtels, des institutions culturelles élitistes ; ou dans un autre genre, un café rempli d'hommes si vous êtes une femme. N'avez-vous pas l'impression que le sentiment de malaise que vous avez alors ressenti était directement indexé sur l'aisance ostentatoire de ceux qui se sentaient là comme chez eux ? Je suis persuadé que, dans les lieux qu'on cherche à rendre plus inclusifs qu'ils ne le sont, c'est en empêchant certains de trop se sentir chez eux qu'on permet à d'autres de ne pas trop se sentir chez d'autres qu'eux – donc malvenus.

         Je me suis fait cette réflexion, récemment, en comparant ma posture personnelle dans les différents théâtres où j'interviens comme artiste. Je suis peu timide dans le monde professionnel et j'ai des relations le plus souvent amicales, ou du moins très chaleureuses, avec les directeurs des théâtres. Je commence à être reconnu comme auteur, ce qui me vaut d'être enrobé d'une petite aura d'estime sociale assez plaisante. Et puis je suis un homme cis, je suis blanc, je suis hétéro, je suis né doté d'un certain patrimoine culturel : globalement, le monde est fait pour moi. Ainsi, sauf mauvais jour, je me sens plutôt à l'aise dans les halls de théâtres, les bureaux de direction, et les pots de première. Cette aisance me permet – notamment – d'apparaître sympathique : pas difficile, rien en moi n'a à se crisper.

             Tout ceci, je ne me l'étais pas dit. Je n'ai pu m'en rendre compte que par comparaison, un jour où, bizarrement, ce n'était plus le cas. Depuis deux ans à peu près, nous travaillons régulièrement avec le TGP, à Saint-Denis, dirigé par Julie Deliquet. J'ai la plus grande admiration pour Julie Deliquet : pour son travail de metteuse en scène bien sûr, sa capacité à mener de grandes troupes et à créer des spectacles qui semblent littéralement s'inventer sous nos yeux ; mais aussi pour sa manière d'être directrice : la programmation qu'elle défend et l'énergie qu'elle insuffle, et qui semble infuser chaque travailleur.se de ce théâtre. Elle assume de proposer une programmation féminine – féministe aussi, bien souvent ; elle fait monter sur scène des corps qu'on voit moins souvent, des récits minorés, des voix tues. Nous y jouerons La Crèche au printemps et je m'en réjouis d'autant plus que ces dates ont été préparées avec minutie et intelligence par une équipe de RP enthousiasmante. Bref, entre ce théâtre et moi, entre cette directrice et moi, je ressens comme une grande affinité objective. Et pourtant, quand j'y suis, et notamment lors d'occasions mondaines auxquelles j'ai eu l'occasion de participer, je me sens un peu gauche, pas tout à fait à ma place, subitement intimidé, sans que je sache bien pourquoi. En y réfléchissant, je me suis dit : c'est parce que ce lieu t'a décentré ; bien que tout y soit extrêmement chaleureux et accueillant, peut-être sens-tu que tu n'es pas chez toi ici comme tu l'es dans d'autres théâtres, parce qu'il faut que d'autres que toi se sentent chez eux, et pour ça tu dois leur faire de la place. Je ne saurais dire exactement à quoi ça tient, comment ça joue ; sans doute que si je manifestais mon aisance habituelle, elle passerait ici pour une arrogance, et c'est cela que je ressens et qui m'inhibe. Et cette inhibition, que personne ne m'impose, ouvre une marge d'appropriation pour d'autres. Alors quand je suis au TGP, je me dis : tiens, oui, je me sens un peu moins à l'aise que d'habitude, et c'est sans doute normal, et c'est pour le mieux ; pour que ce lieu soit accueillant aux metteuses en scène, pour qu'il leur fasse sentir qu'il leur appartient, il faut sans doute que les gens comme moi y soient légèrement moins chez eux. Et c'est une bonne nouvelle.

         Julie Deliquet a décidé de renommer la grande salle de son théâtre. Elle s'appelait Roger Blin. À présent, elle s'appelle Delphine Seyrig. Puisqu'on n'en construit pas de neuves à Saint-Denis, il a bien fallu qu'une salle cesse de s'appeler Roger Blin pour qu'une salle porte le nom de Seyrig – et à présent qu'elle existe, ne peut-on se dire qu'elle manquait, cette salle Delphine Seyrig ? Et peut-être même un jour le TGP (théâtre Gérard Philipe) s'appellera-t-il autrement, et ce ne serait pas grave car il en a d'autres des théâtres à son nom, Gérard, tandis que Delphine n'en a aucun. Et assurément, quand on est une femme qui veut faire du théâtre, entrer dans un théâtre qui porte un nom de femme, qui dit que les femmes peuvent faire du théâtre, ça aide à se sentir légitime. Il n'est physiquement pas possible de faire place à Delphine sans pousser un peu Gérard ou Roger. Et ce n'est pas bien grave.

         Comment appliquer ça à des représentations théâtrales ? On ne peut pas ne pas se poser la question si l'on prétend faire un théâtre populaire – or, c'est mon cas. Les théâtres sont devenus des institutions culturelles prestigieuses, dont le seuil est symboliquement difficile à franchir pour une large partie de la population. Ce sont devenus comme les biens privés d'une catégorie sociale qu'on imagine lecteurs de Télérama ou de Libération ; et parce que ces personnes semblent très à l'aise dans les théâtres, les autres s'y sentent déplacés, pas à leur place, dans l'ignorance d'un code qui leur manque.

         En début de saison, j'ai vu au théâtre du Point du Jour la pièce Autophagies de la metteuse en scène et autrice Eva Doumbia. C'est un dispositif bifrontal, comme le sera La Crèche : autrement dit, le public se voit, les spectateurs font le constat de leur diversité. Cela peut avoir pour effet de redoubler les effets d'intimidation, ou au contraire de permettre des transferts d'aisance. Ce soir là, des jeunes hommes noirs était recroquevillés sur un des derniers bancs, dans le gradin en face de moi. Manifestement pas à l'aise. Ils avaient gardé leurs manteaux, comme certains élèves au fond des classes, dont on a toujours l'impression qu'ils espèrent partir la minute d'après. Proches les uns des autres, comme pour se protéger. Qu'est-ce qui les avait fait venir là ? Sans doute la finesse du travail de terrain mené par le théâtre ou la compagnie, je n'en sais rien. À un moment, une des comédiennes s'est mise à parler dans une langue africaine qui m'est inconnue, interpellant le public et prenant à témoin les jeunes hommes ; je ne sais s'ils comprenaient tout ce qui était dit ou s'ils reconnaissaient simplement un type d'adresse, toujours est-il qu'ils se sont animés d'abord, puis esclaffés franchement, et que leurs réactions mettaient en lumière le fait que le reste du public ne comprenait plus grand chose à ce qui se passait. Tout à coup, ces jeunes hommes devenaient destinataires d'un morceau du spectacle, et c'était eux qui paraissaient chez eux, et tous les autres qui semblaient déplacés. Il y avait eu déplacement du malaise. C'était tout simple, mais c'était beau. Dès le lendemain, j'avais dit à mes camarades de La Crèche : il faudra qu'on fasse ça nous aussi ; qu'on invente des connivences avec des personnes venues nous voir pour le sujet, et qui n'ont pas l'habitude de fréquenter les théâtres ; des signes qui, parce qu'ils leur sont spécifiquement destinés, leur font se sentir chez eux, leur souhaitent la bienvenue. Et si le reste du public, pendant quelques instants, se sent un peu moins dans ses petits souliers, ce n'est pas grave, ça fera de la place. À la fin, de toute façon, on unira tout ça, on ne laissera personne se sentir mal.

          À l'automne dernier, après certaines séances un peu tendues dans l'équipe de La Crèche, nous avons chanté ensemble – parfois à l'unisson, parfois chacun partageant pour les autres une chanson qui lui était cher. Beaucoup de larmes ont coulé pendant ces chants. Il me semble que chez certaines, c'était des larmes de détente, de relâchement ; chez d'autres, c'était plutôt l'effarement de découvrir ce qui nous avait jusqu'alors échappé. Je voudrais que la dernière scène de La Crèche unisse pareillement notre audience dans une émotion à la fois commune et hétérogène.

 

 

           La Veillée #2

       Tous ces sujets, et d'autres encore, sont au cœur de la Veillée que je prépare avec Léa Sigismondi et Modiiie, une streameuse sur Twitch spécialisée dans la sociologie (si vous ne savez pas ce que c'est, venez voir la Veillée). Nous avons passé une semaine sur le projet, en janvier, et j'ai très très hâte de vous présenter ça. Ce sera à la fois une réflexion sur notre condition professionnelle et une tentative de manifeste théâtralisé. Je crois que ce sera intéressant, très substantiel, didactique sans lourdeur, et un peu rigolo. Du moins, c'est l'intention.

          J'en profite pour introduire une requête : si vous avez l'habitude de lire ces lettres, venez voir ce spectacle ! Vous en serez les destinataires privilégiés. Et le spectacle sera d'autant plus réussi et pertinent si l'on sent que dans la salle sont présents les authentiques fidèles de la compagnie, ceux qui ont non seulement vu plusieurs de nos spectacles, mais en plus s'intéressent au contenu que nous produisons autour, à mes lettres, aux livres éventuellement. Je vous promets une expérience bien intéressante (et pas le moins du monde gênante, je vous l'assure).

 

          Voici les dates :

Vendredi 28 avril à la Mouche (St Genis Laval) 

Jeudi 11 mai et Vendredi 12 mai au Bac à Traille (Oullins) 

Jeudi 29 juin au Rize (Villeurbanne)

 

 

           Le travail qui nettoie

        Cette lettre est déjà bien longue, et à vous qui êtes arrivés jusqu'ici, je peux me permettre d'en dire davantage. Ce que je vais raconter maintenant, je n'aurais pas osé l'écrire en ouverture de lettre ; la longueur qui nous sépare du début protège cette parole des regards désinvoltes ou malveillants. Ici, au cœur de la lettre, j'ai l'impression d'être entre amis.

          Je traverse une période bien difficile, d'un point de vue personnel. Je me suis demandé si j'y ferais allusion ici. Ces lettres ne sont pas un journal personnel ; de ma vie privée, je ne rapporte – et de façon très allusive – que ce qui me semble exercer une influence sur mon métier. Et puis, ce dont il est question en ce moment, je ne sais pas bien comment je pourrais en parler de manière publique. Cela fait plusieurs années maintenant que mon fils et moi vivons une situation très éprouvante, et dont je sens que je ne peux rien dire, puisqu'en parler serait m'arroger le droit de dire quelque chose sur une personne qui n'a plus les moyens mentaux (ni l'accès à la parole publique) de produire le contrechamp de mon discours. Disons que nous sommes confrontés de près, régulièrement, et de façon souvent dévastatrice, aux effets de la maladie mentale et des addictions lourdes. À deux reprises, et de manière très différente, j'ai évoqué cette situation par l'intermédiaire de la fiction : d'une façon assez frontale dans Gestion de colère, la courte pièce qui m'avait été commandée en 2019 par le festival En Actes, et que Julie Guichard avait mise en scène ; puis, de façon plus cryptique et distante, dans La Peur. Les deux fois, j'ai dû euphémiser ce que nous traversions pour l'intégrer à un récit ; mon théâtre de l'équilibre dialectique se révélait impuissant à accueillir la folie que nous vivions. Je ne sais quelle mue il faudrait que je fasse subir à mon écriture pour qu'elle soit capable d'exprimer ce que pour l'instant je tiens à distance de mon inspiration. Peut-être faudrait-il s'éloigner du théâtre. Ou accepter de s'aventurer sur le terrain d'un certain théâtre du chaos. Mais le chaos, plus que jamais, je le fuis. Je préfère continuer à faire un théâtre-antidote plutôt qu'un théâtre mimétique de ce que je tente de tenir loin de moi. Peut-être y a-t-il dans cette frilosité l'origine de ce que certains reprochent à mon théâtre, et qui le rend précieux pour d'autres : son goût des résolutions, son besoin de réparation.

          En ce début d'année, la situation a explosé. C'est arrivé plusieurs fois ces dernières années ; le propre de ces pathologies est de nous installer dans une sorte de logique cyclique des extrêmes ; mais jamais ça n'avait été aussi loin. Cela a eu pour effet de nous faire vivre hors de chez nous, mon fils et moi, depuis plusieurs semaines ; mais aussi de m'obliger à sortir un peu de mon silence. Des personnes très proches de moi professionnellement ont été témoins de choses qu'elles ignoraient jusque là. À une époque, je trouvais réconfortant de faire semblant que tout allait bien, même au cœur des périodes les plus difficiles ; c'était une façon de me donner le droit de souffler. Au travail, je me sentais à l'abri. Ceux qui, ces dernières années, se sont étonnés (ou alarmés) de mon obsession pour le travail n'imaginent pas de quoi elle me protège. Mais entre un certain droit à la déconnexion et le déni, il n'y avait sans doute plus de grande différence. Le déni m'a été rendu impossible par les événements récents. Et bien sûr, tout ça est désastreux, mais quand même, le fait que tout apparaisse au grand jour, il y a là quelque chose d'un peu réconfortant – disons soulageant. Je ne saurais dire pourquoi. Peut-être, sans en avoir conscience, avais-je honte, ou peur de perdre l'estime de ceux qui m'entourent (je découvre en me relisant que j'ai employé ici deux mots dont j'ai fait les titres de deux de mes pièces, écrites pendant ces années d'épreuve : honte et peur ; ces années en ont été saturées, assurément, de honte, de peur). Mais au contraire, mes amis sont à mes côtés ; nous sommes hébergés, soutenus ; nous avons plus de proposition d'aide que nous n'en pouvons honorer. On témoigne pour nous – puisqu'à présent, les choses s'invitent sur le terrain judiciaire. Alors je me dis que cette période doit être l'occasion d'une sorte de coming-out, y compris ici, même à demi-mots. Je ne sais quoi en dire d'ailleurs, quels mots poser, quel récit m'autoriser. Ce que j'ai déjà écrit suffira pour aujourd'hui.

           Mes camarades de La Crèche ne savent pas tout. Elles ne demandent pas à en savoir davantage. Elles accueillent ce que je veux bien leur dire, quand parfois je les retrouve en retard le matin. De temps en temps j'ai droit à un joli geste sur l'épaule, ou à une esquisse de câlin, entre deux portes. Il y a une ambiance de sororité dans cette équipe, dont elles me font bénéficier. Alors je m'abandonne au groupe. Je me laisse porter par lui, comme d'autres parmi nous le font sans doute, et le groupe est si solide qu'on ne sait plus qui porte, qui se laisse porter. Et lorsqu'un matin j'ai été dans l'incapacité de mettre en scène, Sigolène Pétey et Clémentine Desgranges ont pris le relais, et ce ne fut un drame pour personne ; j'ai observé ma pièce se créer, avec émerveillement, et je me contentais de faire des blagues et des sourires, et j'étais bien, étonnamment bien.

          La première est dans trois semaines. Je crois qu'on sera prêts. Et pourtant, pour la première fois, je ne suis pas pressé. Parce que créer La Crèche avec ces personnes là, je voudrais que ça ne s'arrête pas.

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