top of page

Depuis septembre 2020, François Hien écrit régulièrement une lettre au nom de l'Harmonie Communale, envoyée à un grand nombre de contacts, dans laquelle il chronique le travail mené par la compagnie.

Lettre N°

28

AVRIL 2023​​ - Des pièces jamais finies

Cher·e·s ami·e·s

Voici la vingt-huitième newsletter écrite par François Hien au nom de l'Harmonie Communale.

 

Nous sommes dans la dernière semaine de notre série de représentations de La Crèche au TGP. Quinze dates. C'est merveilleux de bénéficier d'une telle série ; on sent que le bruit court, des gens viennent envoyés par les premiers spectateurs, les beaux articles de presse que nous avons eus en début de série ont le temps de faire effet.


Et puis, jouer si longtemps, ça permet aussi de remettre la pièce au travail. Tous les jours, nous nous retrouvons pour de longues notes ; personne n'estime que la pièce est trouvée une fois pour toutes ; les interprètes se dirigent entre elles, elles ont de grandes discussions pour ajuster telle transition, faciliter la compréhension de tel ou tel passage. Parfois, ces échanges ressemblent aux scènes de réunion collective de l'intérieur du spectacle, et ça me fait comme un vertige d'y assister. Régulièrement, une phrase qu'on dit ressemble à une réplique de la pièce, on y répond en parodiant la scène qui suit ; ces mots, qu'on a tant entendus, qu'on a tant dits, ont contaminé notre vocabulaire. Quand j'ai assisté à la représentation, je livre aux comédiennes mes impressions de spectateur : là on a perdu le sens ; là, ça allait trop vite... En mon absence, la semaine dernière, c'est le camarade Maudie Cosset-Chéneau qui a pris le relais dans cette fonction, pour trois représentations ; dès demain, ce sera le tour de Clémentine Desgranges pour trois autres représentations.


Par ailleurs, je continue à modifier la pièce, à proposer des aménagements de texte, des changements d'intention. Lors de nos séances de travail quotidiennes, nous ne sommes pas en recherche de la version parfaite de la pièce, celle qui pourrait nous dispenser ensuite de toute remise en cause, celle qui nous satisferait. Bien entendu, il reste des scories, des imprécisions, des lourdeurs parfois, dont j'ai l'impression de soulager la pièce pour toujours quand je propose aux comédiennes de nous en débarrasser. Mais il y a des modifications plus hasardeuses, plus expérimentales. Parfois, je n'ai pas d'autre motivation, en proposant telle modification, que mon envie de voir le spectacle autrement. Ainsi, la toute fin (les trois dernières minutes) existe en trois versions différentes. Chacune d'elles donne la nostalgie des deux autres. Chacune d'elles est forte et fonctionne bien. Je suis convaincu que l'une d'entre elles est la bonne, sur le plan du sens. Mais régulièrement, j'ai envie de revoir l'une des autres. Les comédiennes s'y plient volontiers.

* * *

Cette tendance à ne jamais laisser la pièce en repos finit par avoir une influence sur les autres pièces. Cela devient un principe de travail à l'échelle du répertoire de la compagnie.


Ces derniers temps, nous avons eu la chance de beaucoup jouer tous nos spectacles ; au TNP bien sûr, où nous assurons une sorte de permanence, proposant l'un de nos spectacles tous les mardis ; mais aussi ailleurs. Alors que certains de ces spectacles avaient peut-être tendance, depuis quelque temps, à ronronner, il m'a semblé que récemment chacun d'eux avait trouvé une nouvelle vigueur, que chaque équipe s'était à sa manière remise au travail. C'est la vertu d'être une compagnie ayant son répertoire et ne laissant jamais aucune pièce en sortir : chaque pièce est susceptible d'être revivifiée par le travail mené sur la suivante.


Le plus spectaculaire de ces changements concerne La Peur. Depuis l'an dernier, la pièce existe en deux versions : la version salle, que nous jouons dans un dispositif frontal ; et une version que nous appelons « à la table », plus eucharistique, dans laquelle le public est disposé en cercle. Les interprètes prennent la parole depuis l'assemblée des spectateurs ; ils réinventent leurs déplacements en direct. Nous proposons La Peur à la Table – qui ne peut jouer que devant une jauge assez restreinte – à des publics concernés : des séminaristes, des cercles religieux, des associations de victimes... Nous l'avons joué à l'Université Catholique de Strasbourg, devant des prêtres et des religieux en pleurs ; à Lausanne, devant la commission chargée de la réparation des actes pédocriminels dans l’Église ; ou encore dans un café catholique à Lyon. À chaque fois, il se produit quelque chose, dans ces représentations, que la version salle ne permet pas : une circulation des regards, une imprégnation collective des enjeux... La version scénique est puissante et romanesque ; mais elle peut enfermer les personnages dans une théâtralité qui les met à distance du public. Dans la version « à la Table », nous ne regardons pas au loin le personnage du père Guérin se débattre ; nous sommes avec lui, il est notre frère.


Les représentations de La Peur à la Table comptent parmi mes souvenirs de théâtre les plus puissants. Au fond, le théâtre est aboli. Ou plutôt, il est là, réduit à son effet central, cathartique ; le théâtre ramené à sa dimension anthropologique fondamentale si l'on veut : des personnes réunies pour se faire raconter une histoire, pour voir des êtres incarner ce qu'ils ne sont pas ; une assemblée qui, peu à peu, se laisse transformer par l'effet de cette mimesis ; le vertige de croire vrai ce qui ne l'est pas. Il arrive un moment, pendant La Peur à la Table, où chacun semble avoir le souffle coupé. Personne ne décroche, les toux s'interrompent ; personne ne se repositionne sur son siège, personne ne regarde sa montre. Il y a comme une hypnose commune.


Mais je suis trop lyrique ici. Il y aurait un moyen plus simple de décrire ce qui se passe pendant ces représentations. Nous avons l'impression d'y revenir à quelque chose qu'on pourrait appeler (je redeviens lyrique) l'essence du théâtre. Le théâtre privé de ses salles de représentations, de ses moyens techniques, de ses seuils symboliques plus ou moins durs à franchir ; le théâtre amputé de tout ce qui caractérise la pratique sociale qui se fait appeler théâtre ; le théâtre ramené à un dispositif dont le besoin est comme déposé en nous, et dont l'effet réactive les fascinations, les frayeurs, les frissons et les enthousiasmes des rites d'imitation.


Ce qui me plaît dans La Peur à la Table, c'est le fait que le théâtre ne se décrète pas, ce n'est pas tout à fait le « comme si » des jeux d'enfants ou des représentations instituées ; le théâtre s'obtient peu à peu, il est un effet ; il est tout entier cet effet, il ne s'enrobe d'aucune convention ; il apparaît, pourrait-on dire. Il est comme une flamme qu'on cherche à protéger du vent, tous ensemble, et qui progressivement prend de la vigueur. Arthur commence par jouer tout petit, à peine ; il joue à jouer, presque. Depuis une position qui pourrait être celle d'un spectateur. Et puis il se lève, il prend place dans le cercle central, et peu à peu il devient comme possédé par son rôle. Oui, je crois que c'est de cet ordre. La Peur à la Table, c'est, sans le moindre folklore, comme une longue cérémonie de possession. Et de libération de cette possession. Arthur souffre face à nous, mais il se libère. Jamais le parcours d'émancipation du personnage n'est aussi physiquement perceptible que dans cette forme où, littéralement, les enjeux s'incarnent.


La version salle, pour autant, est puissante. Mais elle court le risque de l'image. Le côté volontairement rigide de la scénographie entraîne les interprètes à fixer les parcours et les postures. Les différentes représentations de La Peur sont remarquablement semblables entre elles ; les partitions de déplacements sont comme inscrites dans les corps. Cette rigidité avait tendance à s'étendre aux intentions de jeu ; il est arrivé que face à certaines représentations, j'ai comme l'impression que les interprètes mimaient leurs enjeux, qu'ils se mettaient dans les traces des représentations antérieures, et que l'essentiel s'était un peu perdu.


Jusqu'à récemment, je me disais que les représentations de La Peur à la Table permettraient seulement aux interprètes de renouveler leur jeu, de ne pas s'endormir dans la version salle. Alterner les deux me semblait vertueux ; pourtant les deux formes restaient distinctes. Mais à la faveur de notre permanence au TNP – et parce que la salle Jean-Vilar, où nous jouons, nous le permet – nous avons eu l'envie d'imaginer une version intermédiaire, qui tire le meilleur parti des deux propositions. Une version qui importe dans les lieux de théâtre ce théâtre qui se réinvente loin d'eux.


Nous l'avons fait voici deux semaines. Et le résultat en a été merveilleux, de notre point de vue. Nous avons disposé une partie du public autour de la grande table trouvée par Anabel Strehaiano, notre scénographe ; le reste du public était sur le gradin. Et dans un espace dessiné, bénéficiaire de la finesse du travail scénique déployé sur cette pièce, les interprètes ont réinventé en temps réel la mise en scène du spectacle, et tout ce qu'ils trouvaient, sans s'être concertés, était juste. Je les voyais penser en direct, penser par les pieds, penser par le jeu, réinterpréter cette matière textuelle qu'ils connaissent si bien et qui se renouvelait au présent ; la liberté qui leur était laissée, la proximité du public, l'effet agissant du cercle de regards, si proche d'eux, faisait monter une intensité de présence, une densité dramaturgique que nous avions parfois laissée se diluer dans la forme.


Toute l'équipe en est sortie enthousiaste. L'impression que c'était une première, alors même que le spectacle a déjà joué trente fois. Si nous fonctionnions comme bien des compagnies, dont chaque spectacle fait sortir le précédent du répertoire, La Peur pourrait être plus près de la fin de sa carrière que de son commencement. J'ai au contraire l'impression que le spectacle vient de naître.

* * *

Profitant d'une série de représentations que nous avions au printemps, j'ai aussi décidé de changer le texte du spectacle. La dernière scène de Tawfik. On y voit le jeune homme débarquer en pleine nuit chez le père Guérin, son ancien amant. Ce dernier le surprend en train de dérober de l'argent. Le rapport à l'argent a empoisonné les relations entre les deux hommes. Il me semble que la pièce est claire sur l'emprise ambiguë que Guérin a exercé sur Tawfik. Ce dernier a été enfermé dans une relation dont il n'a pas décidé des modalités. Elle ne lui laisse pas d'autre échappatoire qu'une forme d'auto-mutilation – réinterprétée en émancipation – et un parcours de semi-délinquance. Le personnage que la pièce esquisse est réaliste, je crois ; il est en tout cas inspiré d'événements que j'ai vécus de près. Pour autant, depuis plusieurs dates, j'étais ennuyé par le rôle où cela enfermait Tawfik. Le fait qu'il finisse dans la peau d'un voleur. Aussi fin qu'ait été le personnage, il n'en reste pas moins qu'il rejoint une sorte d'archétype. Je trouve intéressant de montrer la genèse des archétypes ; c'est précisément cela qui déplace les regards. Mais de plus en plus, j'ai l'impression qu'au théâtre il faut manier prudemment ce genre de choses.


Car au théâtre, on représente. L'interprète de Tawfik, Ryan Larras, notre merveilleux ami, qui nous a fait l'honneur de vivre son premier projet professionnel avec nous, se retrouve à jouer un rôle archétypal. Si La Peur était un roman, je ne changerais rien au personnage, dont je trouve la construction cohérente ; j'aurais plus de temps pour développer le glissement qui l'a conduit vers l'acte de vol ; mais au théâtre, on ne se contente pas d'écrire un personnage. On le fait incarner. On assigne quelqu'un à cette incarnation. Enfermer un jeune comédien racisé dans un rôle archétypal – l'archétype fut-il déconstruit – cela m'a progressivement mis mal à l'aise. C'est pourquoi j'ai décidé de changer la scène. À présent, Tawfik vient en pleine nuit récupérer ses affaires, afin de s'éloigner du père Guérin sans avoir à subir une dispute. Ryan, Arthur et moi étions très heureux de cette nouvelle fin. Elle aussi a renouvelé le spectacle.


À présent, une autre question se pose : est-ce que j'intègre cette modification dans le texte publié ? Il se trouve que les Éditions Théâtrales vont lancer une réédition ; j'avoue que j'en suis bien content, le livre s'est très bien vendu pour un ouvrage de théâtre. Je dois décider si l'espèce de précaution déontologique que j'ai cru bon d'appliquer à la création scénique du texte doit valoir aussi pour sa version publiée. J'ai une semaine pour répondre à la question.

* * *

En tout cas, tout ceci illustre l'avantage de jouer si longtemps nos pièces. Ce n'est possible que parce qu'elles sont techniquement légères, et peu coûteuses ; et aussi parce que chacune d'elles réunit une petite famille de travail mobilisée sur le sens et désireuse de toujours se remettre à l'ouvrage. Dès lors, des contagions vertueuses se mettent en place. Bientôt, je me ferai remplacer dans Masson, par Emilie Waïche, qui joue l'avocate de Yasmina : je me réjouis de ce que ça va permettre de renouveler dans le spectacle ; et j'ai hâte de le voir enfin ce spectacle, que j'ai joué soixante fois sans jamais en être spectateur !


La permanence que le TNP nous a proposé n'est pas seulement une vitrine, un temps de diffusion. Elle nous a permis de repartir au travail sur chaque pièce. Je ne m'y attendais pas et m'en réjouis.

* * *

Nos premiers mardis ont été perturbés par les mobilisations collectives contre la réforme des retraites ; les travailleurs et travailleuses du TNP ont été en grève les jours de mobilisation nationale, puis en continu pendant une dizaine de jours.


Notre compagnie s'est inscrite dans cette lutte, a participé aux cortèges. Et pour ma part, je me suis senti très à l'aise avec les blocages décidés à l'appel de l'intersyndicale : il était naturel que les théâtres participent au mouvement. En revanche, les grèves des autres jours m'ont rendu plus perplexe ; ou plutôt, elles m'ont mis personnellement en crise, disons-le. Je comprenais le désir de faire grève des travailleurs du théâtre ; mais j'étais frustré de me faire expliquer que dans un moment si politique, le mieux que nous puissions faire, c'était de ne pas jouer nos spectacles. C'est L'Affaire Correra que nous avons alors annulé : une pièce qui parle de précarité, de petites retraites. J'avais peine à me dire que dans un tel moment, ne pas jouer avait davantage d'impact politique que de jouer ça, cette pièce là. J'ai eu l'impression que c'était une manière de faire collectivement l'aveu que le théâtre ne servait à rien, ne pouvait pas prendre sa part dans les débats contemporains, ne pouvait pas être – en soi, et par les moyens du théâtre – un lieu de mobilisation. Et en même temps, je me sentais ridicule avec mes états d'âme sur l'utilité du théâtre, face à des travailleurs qui renonçaient à leur salaire pour se mettre au diapason d'un effort national de blocage et de résistance.


De tout cela, je reparle dans la Veillée #2, que nous préparons avec Léa Sigismondi et Modiie (Anaïs Garestier). Nous traiterons, par le théâtre, des questions qui nous animent beaucoup, Léa et moi. Des questions que ces lettres m'ont souvent permis de partager.


C'est l'occasion de dire que Léa les relit assidûment, ces lettres, depuis bientôt deux ans. Elle en est une sorte de collaboratrice informelle, en amont et en aval. En amont, parce que c'est nos échanges qui, bien souvent, me donnent l'idée de traiter tel aspect du travail, ou développent une réflexion qui a besoin d'elle pour mûrir. En aval parce qu'elle les lit en premier et me suggère des corrections, des clarifications. Elle réagit depuis un positionnement qui lui est propre, et qu'elle aura l'occasion sans doute de montrer dans la Veillée ; elle réinterroge des notions qui me semblent acquises et m'impose de repousser mes angles morts. Parfois elle n'a pas besoin de me corriger pour influencer ces lettres ; anticipant ce qu'elle m'en dira, je pousse ma réflexion plus loin que je ne l'eus fait sans elle. Je me laisse déplacer par son regard, sa sensibilité ; je suis empêché de m'enfermer dans mes évidences. Cette écriture qui se présente comme solitaire et très personnelle est donc déjà collective et toute pleine d'altérité. Car ensuite, ce sont Nicolas Ligeon et Pauline Favaloro qui, avant de les envoyer, me suggèrent souvent d'ultimes retouches.

* * *

Pendant ces journées bien denses, je mets aussi la dernière main à mon dossier de candidature à la direction du Théâtre du Peuple de Bussang. De cela, je parlerai peut-être dans la prochaine lettre.

* * *


Il reste quatre mardis du répertoire au TNP. Certains sont complets, mais en dernière minute ça rentre ! +d'infos


Puis, toute fin avril, nous créons les deux Veillées. La première, avec Arthur Fourcade et Sabine Collardey, sera créée au TNP, le 27 avril. La deuxième le sera le lendemain, à La Mouche. Puis nous rejouerons le tout au théâtre de la Renaissance, en mai. J'espère vous y voir ! + d'infos et encore + d'infos


Et puis dès le retour des vacances de printemps, nous passons aux choses sérieuses sur Éducation Nationale. Plusieurs résidences en parallèle, des essais, des échanges...


Pour ce projet, deux dates, déjà :


Le 24 avril, à 19h, à La Mouche, nous ferons une présentation publique à l'issue d'une journée avec une classe de lycée, sur le modèle de ce que nous proposerons aux classes dans le spectacle l'an prochain. On a besoin de public-test ! Alors n'hésitez pas, venez. Ça risque d'être intéressant et rigolo. C'est gratuit bien sûr.


Le 9 mai, à 18h, en amont de la représentation du soir, on fait une table-ronde où seront restitués les travaux menés lors des trois ateliers sur l’Éducation Nationale menés par Sabine Collardey avec un groupe hétérogène et passionnant de professionnel.le.s. +d'infos

A bientôt !

bottom of page