Depuis septembre 2020, François Hien écrit régulièrement une lettre au nom de l'Harmonie Communale, envoyée à un grand nombre de contacts, dans laquelle il chronique le travail mené par la compagnie.
Lettre N°
03
23 SEPTEMBRE 2020 - LA PEUR
Cher·e·s ami·e·s
Dans cette troisième lettre (proche de la précédente pour des raisons de date, j'en suis désolé), je voudrais vous parler d'une série d'événements que nous organisons tout bientôt :
le 1er octobre, nous donnerons une lecture publique de La Peur, au théâtre de La Mouche, à Saint-Genis-Laval. Ce texte sera porté à la scène au cours de la saison 2022/23.
En écho à cette lecture, nous organisons sur la journée du 3 octobre un séminaire avec le prêtre et théologien anglais James Alison autour de la question de l'homosexualité dans la Bible : comment interpréter les passages qui furent mobilisés contre les homosexuels ?
Enfin, le 4 octobre, toujours à La Mouche, et en résonance avec La Peur, sera projeté le film Europe 51 de Roberto Rosselini, que je viendrai commenter.
La Peur est un texte que j'écris depuis à peu près un an. Depuis qu'à ma grande surprise je suis devenu auteur de théâtre, il y a maintenant quatre ans, c'est le texte qu'il m'est le plus difficile d'écrire, et qui me demande le plus de temps. Un texte que sans doute je continuerai à travailler jusqu'à ce que nous le portions au plateau, dans deux ans, au théâtre des Célestins. Je crois pouvoir dire que cette pièce est la plus personnelle que j'aie écrite. Peut-être aussi la plus douloureuse. Même si, me semble-t-il, c'est une pièce qui conduit vers la lumière (au contraire de la précédente, La Honte, irrémédiablement sombre). Bon, dit comme ça, j'imagine que ça ne fait pas tellement envie. Je vais essayer de développer.
La pièce raconte l'histoire du père Goujon, un prêtre privé de paroisse en raison d'une liaison amoureuse qu'il n'a pas voulu interrompre. Devenu le confesseur des « double-vies » des hommes d’Église, il reçoit un jour la visite du père Grésieux, qui lui raconte une histoire terrible. Le père Goujon décide de le dénoncer à la justice, ainsi que le cardinal Millot, au courant des agissements du père Grésieux, mais qui ne l'avait pas sanctionné.
Tout ceci se déroule avant le commencement de la pièce. Celle-ci débute lors d'une visite que rend le cardinal Millot au père Goujon, à la veille de l'ouverture de son procès. Le cardinal cherche à convaincre le père Goujon de retirer son témoignage contre lui. Goujon cédera et retrouvera une paroisse.
Quelque temps plus tard, un jeune homme, autrefois victime du père Grésieux, rend visite au père Goujon. Assez véhément, il cherche à comprendre pourquoi le père Goujon a retiré son témoignage. Les deux hommes entament une curieuse relation, qui constitue le cœur de la pièce. Peu à peu, les secrets de Goujon émergent. Le dialogue entre les deux hommes devient une boîte à images d'où surgissent les souvenirs d'une histoire douloureuse.
Je ne sais pas si ce résumé donne davantage envie. Pour l'instant, je n'ai pas mieux. L'histoire de La Peur est assez complexe. Je crois qu'en lecture, elle se suit très facilement, mais il y a plusieurs retours en arrière, et un décentrement du propos par rapport à la thématique de départ, qui rendent malaisé le résumé. En écrivant, je me suis parfois dit que c'était une structure à la Almodovar : je n'adore pas tous ses films, mais je suis souvent admiratif de sa virtuosité narrative, entremêlant les époques comme si le narrateur menait une enquête. C'est le cas notamment du très raffiné Étreintes brisées. La pièce tient aussi du buddy movie : ces récits où deux personnages très différents sont forcés de cohabiter et apprennent à s'apprécier.
Pour écrire cette histoire, je me suis inspiré de plusieurs sources, certaines dicibles, certaines secrètes.
Il y a d'abord l'affaire Barbarin. Si vous l'avez suivie, vous reconnaîtrez forcément le schéma général de l'affaire. Cependant, l'essentiel de la pièce ne se joue pas là. Elle se joue dans le rapport entre Morgan et le père Goujon, et la progressive révélation des secrets de ce dernier.
Ensuite, le livre Sodoma, de Frédéric Martel : une enquête sur l'homosexualité dans l’Église. C'est un livre que je ne défends pas tout à fait, parce qu'il n'est pas toujours rigoureux, mais que j'ai tout de même trouvé passionnant, pour ce qu'il révèle de l’Église. Je me permets de citer un passage d'un article que j'avais écrit à son sujet :
« Dans des sociétés normatives et autoritaires, des jeunes hommes découvraient dans la douleur leur singularité, un curieux goût condamné ; leur comportement était moqué, stigmatisé ; la carrière d’époux qu’on les incitait à embrasser leur semblait un long calvaire ; or, il suffisait qu’ils décident d’entrer dans les ordres pour qu’aussitôt, tout ce qui les desservait socialement devienne valorisant ; leur méfiance des femmes, qu’on prenait pour une incongruité, devenait une vertu ; leur goût de la compagnie des hommes ne posait plus problème. L’Église fut ce lieu où des hommes persécutés trouvèrent un abri contre la honte d’être soi. Ne pouvait-elle se rêver meilleure vocation ? Que l’Église soit le refuge des humiliés, rien de plus naturel. Que les homosexuels y soient sur-représentés n’a rien pour nous surprendre.
« Cependant, ce n’est pas ainsi que ces prêtres vivaient leur trajectoire. L’écharde dans la chair continuait à les lancer. Ils tenaient quelques années dans la chasteté, heureux de triompher de leurs désirs « contre-nature » ; cependant, avec le temps qui passe, les vocations s’émoussent, les conduites s’assouplissent, la nécessité de se contraindre perd en évidence… Un jour, le pas est franchi, un geste qu’on n’a su retenir, un premier baiser à l’abri des regards. (...)
« On sait qu’un certain catholicisme doloriste se complaît dans le masochisme et l’auto-dénigrement. Le Christ invite à regarder d’abord ses propres défauts ; ces homosexuels honteux tirent une conséquence perverse de cette invitation à la vigilance personnelle ; ils condamnent avec une virulence accrue ce qu’ils se haïssent de commettre dans le secret. Ils croient se racheter de leur faute en la dénonçant publiquement avec zèle. Et plus ils cèdent à leurs penchants, plus ils redoublent d’imprécation. Frédéric Martel en apporte de nombreux exemples : quand un évêque passe son temps à condamner les gays, il suffit de gratter un peu pour trouver d’abondants témoignages sur sa vie cachée homosexuelle. Ainsi, l’Église est-elle à la fois la plus grande communauté homosexuelle du monde, mais dans le même temps une institution violemment homophobe et réactionnaire. »
Par ailleurs, une source d'inspiration plus profonde est James Alison. James est un théologien anglais, qui fut un proche de René Girard, raison pour laquelle je l'ai rencontré, par l'intermédiaire de Benoit Chantre, autrefois l'éditeur de René Girard (peut-être dans une prochaine lettre expliquerai-je à ceux qui ne le connaissent pas qui est Girard et comment il a changé ma vie). James est prêtre catholique. Il dit publiquement être gay, fut inquiété pour cela par sa hiérarchie, mais a reçu la protection personnelle du pape François. Je trouve sa pensée et sa personnalité également bouleversantes. James viendra assister à la lecture puis, le 3 octobre, proposera une journée de travail autour de la question de l'homosexualité dans la Bible : comment interpréter les passages qui furent mobilisés contre les homosexuels ? J'aimerais qu'à ce séminaire, nous ayons un public varié, composé de chrétiens et de non-chrétiens. Si cela vous intéresse, vous pouvez vous y inscrire ici. Je pense que nous allons vivre une journée forte.
Pour la première fois dans une de mes pièces, un même personnage ne quitte jamais le plateau et est présent dans toutes les scènes. On peut dire que La Peur dresse le portrait moral d'un homme, le père Goujon. Il sera interprété par mon camarade Arthur Fourcade, qui fut parmi les premiers à lire le texte (lors d'une première séance où étaient présents mon compère de l'Harmonie Communale, Nicolas Ligeon, le camarade Jérôme Cochet, Mathilde Favier, la directrice de La Mouche, ainsi que l'épouse d'Arthur, Agnès D'halluin, elle aussi autrice de théâtre).
Dans l'Harmonie Communale, nous fonctionnons en mise en scène collective. D'habitude, je joue aussi dans mes pièces, et tout est dirigé depuis le jeu, par le jeu. Or, là, il semblerait qu'il n'y ait pas de rôle possible pour moi. Cela me positionnera presque en metteur en scène, de l'extérieur ; une fonction qui me fait très peur, et dont je n'ai pas les compétences, je crois. En proposant à Arthur ce rôle, je sais que j'aurai un complice à l'intérieur, qui dirigera depuis le jeu tandis que je le ferai depuis le dehors. Les deux années qui nous séparent de la création vont faire de ce texte éminemment personnel un projet qui nous sera commun, et qui sans doute, un jour, lui ressemblera autant qu'à moi.
Je crois que c'est le rôle le plus riche que j'aie jamais écrit. Je suis heureux qu'Arthur chemine avec ce rôle. Ceux qui l'ont vu jouer savent à quel point il est un acteur puissant et subtil. Il me semble que le père Goujon nous ressemble à tous les deux, pour des raisons différentes. Arthur a un rapport à la religion profond et distant. Il est athée mais, sa femme étant très pratiquante, il assiste parfois à des messes et s'interroge sur une pratique et une institution dont il est une sorte de compagnon de l'extérieur.
À ce propos, est-ce que moi aussi j'en suis un compagnon de l'extérieur ? De l'intérieur ? Je suis bien incapable de répondre simplement à la question « es-tu croyant ? ». D'ailleurs, depuis peu, ma réponse est devenue : « Je n'ai pas de réponse simple à cette question ». Aujourd'hui, je dirais que je ne crois pas, au fond. Pour l'instant, je n'ai pas cette chance, ou cette grâce. Je crois que l'univers est silencieux, le ciel vide ; pour autant, j'ai parfois été pratiquant, à des périodes de ma vie d'adulte. Rien ne m'émeut davantage que certains moments de la liturgie catholique, ou certains passages des Évangiles. Je me sens chrétien, non pas d'un point de vue culturel ou identitaire, mais bien existentiel. Et je crois que c'est ça que La Peur me permet d'explorer. La pièce se veut à une curieuse lisière, à la fois intérieure et extérieure, bienveillante et intransigeante à l'égard d'une Église dont je ne parviens pas à ne pas me sentir solidaire. Je me sens malheureux quand on critique les chrétiens ; et encore plus malheureux quand je constate que nombre d'entre eux méritent les critiques qu'ils reçoivent.
Quand on écrit du théâtre, on est un curieux genre d'écrivain. Car entre le texte et sa réception par un public, il y a une équipe, qui travaille le texte en profondeur, qui parfois l'interroge. Et comme je participe à la création, j'accepte toujours de faire des modifications en fonction de ce que me suggèrent les interprètes. Par conséquent, la pièce devient un objet très collectif ; la matière vibrante et personnelle qui la compose au départ s'insensibilise au contact de l'équipe. Parfois, les mains dans le cambouis de la création, entouré de mes camarades, j'en oublie que la matière première que nous travaillons était à l'origine un texte écrit dans la solitude, avec difficulté souvent, et que pendant des mois il eût été inconcevable de faire lire à quiconque. Comme si, en devenant l'objet d'un artisanat commun, le texte perdait sa charge intime. Et pourtant, au bout du parcours, cette dimension revient ; au fond, le travail de création ne consiste-t-il pas à retrouver l'intimité et la vibration que le texte avait quand il n'appartenait qu'à moi ? Quand nous jouons Olivier Masson doit-il mourir ? aujourd'hui, je me sens aussi à nu que lors d'une première lecture. Nous travaillons à rendre le déploiement du texte aussi intense que si chaque spectateur était mon premier lecteur, et que je lui tendais mon manuscrit avec angoisse.
Pour La Peur, nous sommes tout à fait en amont du processus. Rien n'a encore été travaillé. Nous ferons une mise en espace sommaire, quelques répétitions rapides. Le texte n'a été lu que par les 4 personnes que j'énumérais tout à l'heure, plus une cinquième. Cela me semble extravagant d'en donner une lecture publique ; pour tout dire, j'ai un peu peur. Mais cela m'attire, presque comme un rendez-vous amoureux oserais-je dire, si l'image n'était pas un peu kitsch.
Enfin, je voudrais dire un mot du film qui sera projeté le 4 octobre, Europe 51. La Mouche étant aussi un cinéma, je suis très heureux de pouvoir proposer des films en écho aux pièces. Dans mon histoire, j'ai été beaucoup plus longtemps cinéphile qu'amateur de théâtre. J'ai brièvement animé un ciné-club à Argenteuil, voici quelques années, et quand j'étais enseignant en cinéma au Maroc, une des choses que je préférais était de faire découvrir des films à mes élèves. Si nos séances de cette année fonctionnent, j'adorerais pouvoir proposer encore plus de films à La Mouche ; c'est aussi pour moi l'occasion de les voir ou de les revoir sur Grand Écran : je suis assez vieux pour avoir découvert la plupart des grands films de l'histoire du cinéma en 35 mm, grâce à des copies usées dont j'ai une intense nostalgie.
Europe 51, de Rossellini, c'est à la Cinémathèque de Bruxelles que je l'ai découvert, voici quinze ans. À la fin du film, nous avions applaudi. C'est la seule fois où j'ai vu ça. Personne ne présentait le film ; il n'y avait personne à applaudir. Et pourtant la fin produit un tel choc, une telle sensation d'indignation et de gratitude mêlées, que spontanément la salle avait applaudi, gravement. Puis nous étions sortis en silence, et le silence avait duré longtemps.
Il n'est peut-être pas nécessaire de vous en dire davantage.