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Depuis septembre 2020, l'équipe de l'Harmonie Communale chronique le travail mené par la compagnie dans des lettres.

Lettre N°

3

DECEMBRE 2023​​ - Une histoire de service public  ?

Cher·e·s ami·e·s

Cette troisième lettre de la nouvelle formule a été écrite par Sabine Collardey, dramaturge de la compagnie et interprète sur Education Nationale.
 

On est début décembre, la période de fin du 1er trimestre. D’habitude, c’est le moment où je commence à sentir mes classes, à les connaître un peu ; on s’est rencontrés, ça y est on s’est lancés dans l’année, on sent la fatigue arriver, avec le froid et l’obscurité ; on est tournés ensemble vers les mois prochains et leurs échéances : le bac, Parcoursup, les études supérieures, tout ça.

 

Cette année, pas de classes, pas d’élèves sous ma responsabilité, pas de suivi pédagogique ni de préparation de l’orientation. Je suis en disponibilité de l’Education Nationale. C’est un congé sans solde qui me laisse le temps et la liberté de faire autre chose, pour autant que c’est « compatible avec la neutralité du service » disent les textes réglementaires. Ça me laisse perplexe, cette notion de neutralité.

 

Je travaille sur Education Nationale, la pièce. Est-ce une activité compatible avec la neutralité du service d’éducation telle qu’une prof l’assure ? Je me pose cette question, régulièrement. Parce que je suis dramaturge de la pièce, je décide donc avec François de ce qu’on va dire ; parce que je suis prof aussi, fonctionnaire de l’Education Nationale, je sais qu’on peut me reprocher un manquement à mes obligations. Parce que je suis membre de l’équipe du spectacle surtout ; je crois en effet que tout le monde dans ce collectif se pose un peu, en un sens, la question de la neutralité de notre propos parce qu’on travaille avec des élèves. C’est Mathieu qui me l’a dit, notre coordinateur.

On travaille avec des élèves sur une pièce qui raconte la vie d’un lycée de périphérie urbaine, un établissement ordinaire. On raconte le service public d’éducation tel qu’on l’a rencontré, dans les immersions de la compagnie en établissement et dans les ateliers qu’on a menés avec des personnels de l’institution. On parle du projet d’une éducation pour toutes et tous, de ses ambitions, de ses réussites ; on parle du manque de moyens, des inégalités territoriales, sociales et économiques, de l’échec scolaire. On parle de la souffrance des personnels et des difficultés des élèves ; on parle d’injustice et de lutte farouche. Est-ce qu’on est neutres ?

 

Je ne sais pas ce que ça veut dire la neutralité, même quand je donne cours. Je sais ce qu’est une position impartiale, qui ne prend pas parti avant d’avoir étudié la situation de la façon la plus objective possible ; je sais ce qu’est un propos fondé, qui s’appuie sur des faits et des données, qui expose des positions argumentées énonçant explicitement d’où elles parlent et qui confronte différents points de vue. Je sais que le théâtre de l’Harmonie Communale s’efforce de faire ça ; je sais que François écrit comme ça. Mais la neutralité, je ne sais pas ce que ça signifie. J’ai l’impression que ça ne peut être que le silence. Et ça me semble intenable, y compris quand je donne cours.

Alors on parle. J’espère qu’on parle juste. François vient de nous livrer la dernière version du texte, celle avec laquelle on va aborder la prochaine résidence, avant les premières représentations. Le texte bougera encore un peu à l’épreuve du plateau, c’est certain. Mais ça y est, elle est là notre histoire, on la tient. On va la porter et j’espère qu’elle sera reconnue par celles et ceux qui ont participé à en nourrir la gestation comme une façon de raconter un peu leur quotidien. J’espère que les adultes dont ce sont là les métiers y verront une partie de leur expérience ; j’espère que les élèves s’y sentiront essentiels, comme ils le sont dans notre pratique.

 

Je dis notre pratique en parlant depuis ma position de prof ; or, je ne suis plus prof, je ne porte plus rien des responsabilités qui incombent aux profs. Je n’ai pas mis une note depuis septembre, pas conçu de cours, pas reçu un parent d’élève, pas fait un seul conseil – de classe, d’équipe, d’administration. Je n’ai pas eu à faire la rentrée des abayas, ni le mois d’octobre qui a vu l’embrasement du conflit israélo-palestinien ou l’assassinat d’un prof. Je n’avais pas la responsabilité de vivre ça avec des élèves. Pourtant, je me sens encore travailler pour le service public d’éducation. Pourquoi ?

 

Cette pièce mobilise tellement d’acteurs du service public, côté Education Nationale et côté théâtre public. Impliquer les classes au plateau n’est possible que parce qu’on s’inscrit dans ce cadre institutionnel qu’est le service public : les personnes chargées des relations aux publics scolaires (on dit RP) élaborent un dispositif d’éducation artistique et culturel (on dit EAC) extraordinaire au sens littéral du terme ; ce dispositif est d’une lourdeur telle que le théâtre privé ne pourrait sans doute pas prendre le risque de le mettre en œuvre. En un temps très court, nous devons transmettre aux élèves une partition substantielle, aller très vite et loin tout à la fois. Les RP font un boulot inimaginable : mobiliser les profs de leurs réseaux, les informer, rencontrer les élèves, les écouter, les rassurer. Elles seront présentes les soirs de représentations pour les accompagner quand les élèves seront en coulisses. Les RP du TNP, Violaine et Léna, suivent l’ensemble du processus de création, elles nous aident à construire le dispositif de transmission aux élèves pour qu’il soit viable une fois créé, une fois qu’elles ne seront plus là et qu’elles laisseront la main à d’autres.

Les profs mobilisées (que des femmes jusqu’à présent), qui impliquent leurs classes dans le projet, se rendent disponibles, prennent du temps, des risques, s’impliquent bien au-delà de la reconnaissance financière et symbolique qu’elles recevront. Elles le font, sans doute parce qu’elles sentent que c’est là une façon de faire leur métier. L’institution nous engage à faire ça : ça a été un slogan lors des dernières élections présidentielles d’ailleurs, l’EAC pour tous, pour toutes. Ainsi, intégrer cette aventure au temps scolaire des élèves, c’est possible parce que le service public porte, encore, cette ambition.

 

Et nous tous, nous toutes dans l’équipe de création, je crois qu’on se sent aussi un peu embarqué·es dans cet élan : travailler avec les élèves en les prenant comme iels sont, en respectant qui iels sont, avec toutes les difficultés que ça soulève. Et ce n’est pas toujours facile ; œuvrer avec tous les publics scolaires c’est complexe, ça nous confronte parfois à des situations peu évidentes. On a peu de temps, trop peu de temps avec certaines classes, pour leur faire sentir l’intérêt de l’aventure quand iels ne sont pas familier·e·s de l’univers du théâtre ou que leur relation à l’école n’est pas évidente. Le dispositif EAC intrinsèquement enchâssé au spectacle nous plonge dans une sorte de mise en abîme du propos de la pièce : accueillir tous les publics scolaires, ça suppose du temps et des moyens, que nous n’avons pas toujours, pas suffisamment. Mais on fait comme les agents du service public : on va trouver des solutions.

 

Je crois que c’est pour ça que je ne me sens pas en territoire complètement étranger cette année, malgré toutes les différences qu’il existe entre le quotidien d’une prof de philo et celui d’une travailleuse du théâtre : je suis encore un peu au même endroit, à savoir faire exister un service public d’éducation, donc de culture.

 

Je disais plus haut que toute l’équipe semble se poser la question de la neutralité de notre propos ; ce que je voulais dire c’est qu’ensemble, on se demande ce qu’on peut dire aux élèves et comment on peut échanger autour des thèmes soulevés par la pièce. Je crois qu’il ne faut pas détruire la croyance tacite et fragile que ça vaut la peine de continuer à mettre ensemble notre énergie et notre confiance dans ce qu’on fait à l’école. Il y a des choses que tout le monde sait et qu’on ne peut pas ouvertement dire pour autant, sans quoi on briserait quelque chose qui rend l’action possible. Que notre système scolaire ne soit pas à la hauteur des besoins, on le sait, mais on ne peut pas dire qu’il ne l’est pas du tout, ou qu’il ne peut pas l’être, sinon on fout tout en l’air. L’éducation nationale, comme tous les services publics, est un endroit où les personnels alertent en disant que l’action est parfois impossible et en continuant à agir. Les grévistes à l’hôpital soignent ; les personnels de l’éducation accueillent, toujours, même quand ça semble devenir infaisable. Parce qu’il le faut. Parce qu’on tient à l’ambition qui est à la racine de ces institutions : œuvrer collectivement à la justice sociale.

 

Je crois qu’on a écrit une pièce qui s’inscrit dans cet esprit de l’Education Nationale. Je ne crois pas enfreindre aucun de mes engagements en tant que fonctionnaire en faisant ça. Je crois même qu’on participe ainsi à faire exister le service public.

 

Je sens que mes comparses de travail pourraient me chambrer si je cherchais à les présenter en fonctionnaires éthiques et responsables, je dois donc dire que cette pièce aurait sans doute pu être différente si je n’avais pas participé à son écriture. Il est possible que, sans mes scrupules et, disons-le mes peurs, cette pièce ait été plus militante, moins conciliante avec l’institution et les profs notamment. Le monde du théâtre n’est pas celui de l’Education Nationale, les enjeux et les rapports de force sont différents, il ne faut pas le nier. Une même parole sera courageuse et engagée ici, irresponsable et délétère là. Certes. Il n’empêche que l’Harmonie Communale m’a fait confiance, alors je me sens fondée à dire qu’on a fait ce qu’il fallait faire. On verra…

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