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Depuis septembre 2020, François Hien écrit régulièrement une lettre au nom de l'Harmonie Communale, envoyée à un grand nombre de contacts, dans laquelle il chronique le travail mené par la compagnie.

Lettre N°

27

MARS 2023​​ - Récits de représentations

Cher·e·s ami·e·s

Voici la vingt-septième newsletter écrite par François Hien au nom de l'Harmonie Communale.

 

La première série de La Crèche : Mécanique d'un conflit est achevée. C'est le moment de redescendre. De sortir de l'état d'exception. Six mois de création. Six mois de préoccupation constante. Je ne crois pas avoir jamais été aussi obsédé et secoué par un projet. Je n'ai pas souvenir qu'un projet m'ait apporté autant d'inconfort et de bonheur. Ni de m'être un jour senti aussi fier.

Dans cette lettre, je n'analyserai rien. Je l'ai déjà beaucoup fait, trop peut-être. Je voudrais proposer un récit des représentations.

 

Une série au TNP

La générale fut rassurante. Il y avait deux cent personnes. Pour ce genre de spectacle, il me semble important que la première confrontation au public ne soit pas le soir de la première. Donc j'avais invité largement. Et je suis heureux que notre compagnie ait fidélisé un grand cercle d'amis, qui répondent présents : des profs mobilisés pour notre prochaine création, des usagers de centres sociaux, des parents d'élève, des anciens « canuts » de notre projet avec l'Opéra, les élèves d'un lycée où j'étais intervenu en décembre... Les réactions du public à la générale sont chaleureuses, presque trop. Beaucoup de rires, dont on se demande ensuite s'ils ont été de complaisance. Mais nous ne boudons pas notre plaisir : l'enthousiasme est grand, les compliments nous font du bien. La pièce semble réussie.

Ce soir là, j'ai inauguré un certain nombre d'habitudes que je garderai jusqu'à la fin de la série. Je suis assis tout en haut, à l'extrême bout d'un des gradins. Je prends des notes (des pages de notes aux premières représentations, quelques lignes à la dernière). Je m'aide en cela de la lumière de mon téléphone, jusqu'à ce que les comédiennes me signalent qu'elles le voient depuis l'espace de jeu, et que ça les perturbe. Ensuite, j'écrirai à l'aveugle.

Pendant l'entracte, dans les couloirs des coulisses, on fait tous la queue pour aller aux toilettes. C'est là que, tous les jours, je livre mon impression du soir sur la première partie aux comédiennes. « C'est une bonne ». « Pas mal, mais elle manque un peu de rythme ». Je rassure celles qui ont l'impression d'avoir raté certaines de leurs scènes. Émilie m'appelle « l'oracle des gogues », le rendez-vous de l'entracte devant la porte des toilettes devient un rituel. C'est chaleureux. J'en profite pour grignoter les restes de la scène de fête, qui joue à la fin de la première partie.

Le jour de la première, je propose des modifications de texte assez importantes. Il y en aura quasiment tous les jours. Parfois, ce sont des discussions soulevées par les comédiennes qui donnent lieu à ces modifications. De l'intérieur, elles ressentent l'effet de certaines répliques, qui ne nous apparaissait pas pendant les répétitions. Mes impressions depuis le haut des gradins ne sont pas toujours les mêmes que les leurs. Généralement, quand un problème est soulevé, je leur propose d'attendre une représentation pour le corriger : je promets d'y être attentif, nous le sommes ensemble. Et le plus souvent, le jour suivant, je me range à l'avis qu'elles avaient émis et je propose un changement de réplique, ou une suppression. Très vite, nous comprenons que nous continuerons longtemps à modifier ce spectacle. C'est stimulant.

La première est plutôt bonne. Je m'en réjouis car je suis abonné aux premières décevantes : Olivier Masson, ou La Peur, avaient eu droit à des générales enthousiasmantes et des premières en demi-teinte. Standing ovation ce soir-là. Réactions du public, pendant le jeu, moins présentes que la veille, mais là tout de même, aux moments où nous les attendons. Des vrais rires d'intelligence, à certains moments, qui nous réjouissent : les rires d'un public qui est entré en profondeur dans la complexité que nous déployons. Mais trous de rythme, tout de même, à des moments. Ce soir-là, je m'interroge encore sur la structure. Je n'ai vu aucun filage qui ne souffre pas d'un ventre mou dans la première partie ; je coupe du texte le lendemain, afin que l'énergie ne retombe pas, que l'impression d'étouffement soit croissante. C'est néanmoins le soir de la première que l'essentiel de la presse est venu : les premiers articles tombent dès le lendemain, dithyrambiques.

Mais pour ma part, c'est le lendemain que je me détendrai. La deuxième, celle du samedi soir, est merveilleuse. Première fois que j'ai l'impression d'avoir résolu notre problème de rythme. Les comédiennes construisent ensemble, prennent la suite les unes des autres ; rien n'est perdu, chaque scène bénéficie de la précédente. Public debout aux saluts, ovations. Pendant les applaudissements, j'ai une montée d'émotion vive. Les larmes aux yeux, je me dis enfin qu'on y est, que le spectacle est là, trouvé.

C'est le premier soir où nous proposons au public de nous rejoindre sur scène pour finir avec nous le pot de la fête de diplôme de Yasmina. Nous nous dispersons parmi les spectateurs, essayant de recueillir le maximum de retours. Beaucoup de gens restent, on est obligés de les congédier chaque soir, à l'heure où les agents d'accueil terminent leur service. C'est une pièce à l'issue de laquelle on a besoin de parler, je crois.

Ce soir-là, on fait la fête, avec les comédiennes. D'abord à la brasserie du TNP. On en fera la fermeture tous les soirs, sans exception. Puis chez Katayoon, qui aime recevoir. Grande joie commune. On lit ensemble le premier article paru. On est fiers. On se raconte les retours qu'on a reçus de la part de spectateurs, qui sont si conformes à ce qu'on espérait.

Le dimanche et le lundi suivants, c'est relâche. Ce n'est pas très confortable de s'arrêter pendant deux jours après seulement deux représentations. Il y a le risque de perdre un peu le spectacle. C'est la fin des vacances scolaires, je récupère mon fils, la vie normale reprend. J'avais prévu beaucoup de choses cette semaine là, je pensais que le spectacle aurait atteint son rythme de croisière. Je me rends compte que je dois en annuler : nous avons encore besoin de nous voir, de discuter, de faire des modifications. Nous testons notamment plusieurs fins alternatives. Trois fins possibles se dessinent, toutes trois intéressantes, mais assez différentes quant à l'ultime impression qu'elles laissent au public au moment du noir. Nous n'aurons jamais tout à fait tranché. Je caresse même l'idée de continuer à faire alterner ces fins, selon les envies du soir : l'idéal serait que les comédiennes puissent sentir, de l'intérieur du jeu, quelle sera la bonne fin pour la représentation en cours. Comme je l'avais imaginé pour La Peur (sans que nous ayons tout à fait réussi), je rêve d'un spectacle jamais totalement achevé.

Le mardi soir, alors que la représentation est annoncée complète depuis longtemps (nous aurons joué à guichets fermés pendant toute la série), nous avons pas mal de trous en salle. Des désistements, de scolaires notamment. Sans doute est-ce la durée qui a joué. Nous en sommes contrariés : nous connaissons tous beaucoup de gens qui nous ont dit vouloir venir mais s'en être empêchés en découvrant que c'était complet. Et puis nous jouons dans un dispositif bifrontal, et les trous dans le public sont très visibles. Ce problème durera plusieurs représentations : ce n'est que le week-end suivant que nous retrouverons de vraies salles complètes. Nous sentirons la différence : devant des salles pleines, ce spectacle devient une sorte de chaudron bouillant. La troisième, donc, est bien, mais nettement en-dessous de la deuxième. Le rythme est très tenu, presque trop : ça avance vite, mais les enjeux sont parfois perdus. C'est normal, nous disons-nous, jour de reprise. Le public est enthousiaste aux saluts.

Le mercredi, la pièce manque de rythme, tout en étant trop rapide par moments. Je me demande ce qu'il faut que je dise aux comédiennes, avant le jeu, pour que ça marche. La représentation est belle cependant. L'essentiel est là. Le spectacle est devenu solide. Mais comment retrouver ce que nous avions le samedi précédent ?

Ce soir là, et pour la première fois, je sens un fond d'hostilité dans la salle. Nous nous attendions à ce que cela arrive : notre pièce prend de front un certain esprit du temps sur les questions de laïcité. Je me disais bien que face au public du TNP, nous aurions parfois des réactions de rejet. Je ne l'avais pas senti sur les premières représentations ; ce soir là, à la quatrième, je perçois qu'une partie de la salle n'a pas envie de nous suivre, ne veut pas du parcours d'empathie que nous lui proposons. Aux applaudissements, une moitié de public est debout ; l'autre reste assise. Aucun effet d'entraînement. Nous n'avons pas unifié notre audience comme les autres soirs.

Je me dis alors que c'est la faute du public, et non du texte ou des comédiennes (puisque le texte n'a pas changé, et que j'ai trouvé les comédiennes très fortes ce soir là). Il devait y avoir des personnes un peu en contre, qui ont par contagion orienté la réception d'une partie du public. Je n'en suis pas si sûr aujourd'hui. Un journaliste était à cette représentation : il a signé le seul article mitigé que nous ayons eu. Il reconnaît les qualités d'écriture et la splendeur du jeu des actrices, mais il s'est senti un peu manipulé, il a eu l'impression du déploiement d'une « recette ». Avons-nous ce soir là été trop démonstratifs ? Avons-nous empêché l'adhésion du public par un volontarisme un peu étouffant ? Sur le coup, il ne m'a pas semblé que c'était le cas. Je n'en saurai sans doute jamais rien. Faire du spectacle vivant implique d'être confronté à ce genre de mystère. On peut ne pas en dormir, de n'avoir pas reconnu sa pièce dans les réactions du public.

Ce soir là, une amie d'amis venue découvrir la pièce, et qui l'a adorée, me dit qu'elle lui fait penser à du théâtre de rue : dans l'énergie du jeu, l'interpellation. La force d'incarnation mais le refus de faire image. L'immersion à laquelle sont conviés les spectateurs. Cela me fait réfléchir. J'ai pris goût, sur cette création, à créer la lumière, à la penser ; et j'ai fait travailler des comédiennes précises, capables d'une grande finesse d'incarnation. J'avais l'impression d'avoir franchi une étape, d'en venir à un théâtre plus raffiné que mes pièces précédentes – notamment parce que nous avions eu plus de temps. Et pourtant, son ancrage du côté du théâtre de tréteaux reste visible. La discussion avec cette personne m'ouvre les yeux. Je me rends compte que je ne peux pas lutter contre ce qu'est notre théâtre, fondamentalement. Oui, nos pièces sont traversées par l'énergie du théâtre de rue. C'est de ce côté là qu'il faut chercher. Je change un peu ma manière de prendre des notes. Je ne vise plus la représentation parfaite, où tout est tenu ; je vise une sorte de mouvement général. Je sais que la pièce restera toujours un peu branlante, différente chaque soir, sujette aux accidents, et que c'est là sa qualité.

Le jeudi, c'est le soir le plus difficile. Le premier (et le seul de toute la série) à l'issue duquel il n'y a pas de standing ovation (enfin, deux spectatrices se lèvent spontanément, mais se rassoient vite face à l'inertie des autres). Les retours de la part du public sont très bons, mais nous sentons que la pièce ne l’a pas ébranlé. Contrairement à la veille, nous avons l'explication : il y avait ce soir là des lycéens assez dissipés. Ces élèves, je les connais pour avoir animé pour eux des ateliers. Ils sont en lycée pro, c'est un groupe assez difficile mais très attachant. J'étais près d'eux pendant toute la première partie et ne me suis pas offusqué de leurs réactions sonores : je sentais qu'ils étaient avec le spectacle, qu'ils le commentaient. C'est à l'entracte que j'ai compris à quel point les comédiennes le vivaient mal, le prenaient pour un manque de respect. Il faut reconnaître que leur présence sonore décalait la réception de certaines scènes. Aucun silence ne prenait, puisque la pièce entière se déployait sur un fond de léger brouhaha. La dernière partie, très organique, ajourée de silences, faisant monter une émotion commune, ne pouvait pas fonctionner comme les autres soirs. Pour moi, ce n'était pas si grave. Et je me réjouissais que les lycéens aient tant aimé, malgré tout ; je n'ai pas voulu leur faire savoir que leur attitude avait un peu abîmé le spectacle ; je n'avais pas envie qu'ils repartent avec l'impression de n'avoir pas eu le comportement qu'il fallait.

Malgré tout, un fond d'inquiétude ce soir là : cela faisait trois représentations un peu en-dessous. Les retours restaient très bons, mais nous nous sentions en-deçà de l'incroyable représentation du samedi précédent. J'en venais à craindre que nous ayons perdu quelque chose en route, que nous ne retrouverions pas.

Le lendemain, c'est la seule des représentations de la série à laquelle je n'assiste pas : je pars à Givors tôt le matin, pour y jouer L'affaire Correra le soir. Drôle de journée. Nous sommes trois sur quatre à n'avoir pas joué depuis des mois. Kathleen a eu un enfant, c'est sa reprise de travail. Clémentine est en reconversion professionnelle. Quant à moi, je n'ai été que metteur en scène ces derniers mois, sur La Peur et La Crèche. Seul Jérôme a joué ces derniers temps, puisque la pièce que nous avons écrite ensemble, Mort d'une montagne, tourne beaucoup. Je pensais prendre le temps de réviser mon texte, mais La Crèche m'a totalement accaparé. Je débarque à Givors sans préparation, inquiet. Le plaisir de retrouver mes camarades domine, tout de même. Nous faisons des italiennes, le texte revient à peu près comme si nous l'avions quitté la veille. Et puis c'est le passage au plateau, le retour des sensations de jeu. Le soir, la salle est complète. Le théâtre de Givors a remarquablement travaillé, beaucoup de personnes concernées par une opération de rénovation urbaine sont devant nous. La représentation est merveilleuse. Peut-être une des plus belles que nous ayons jamais faite de ce spectacle. Je nous sens profondément ensemble, imprégnés des enjeux. Mais surtout, à plusieurs reprises, j'ai l'impression de trouver des justesses de silence, des nuances d'intonation qui ne m'étaient jamais venues, et dont je suis alors convaincu que c'est d'avoir observé jouer mes camarades de La Crèche qui me les font trouver. Sans m'en rendre compte, pendant ces mois de travail, j'ai approfondi mon jeu en les regardant développer le leur.

En sortant de scène, ce soir là, j'étais ému de penser à ces comédiennes merveilleuses qui, pendant ce temps, avaient tenu l'autre pièce en mon absence. Le retour au travail avec mes camarades de L'affaire Correra m'a rappelé qu'in fine, nos pièces appartiennent à la troupe qui l'incarne. Nous pratiquons un théâtre qui accorde la pleine souveraineté au jeu, à l'équipe d'interprétation. Aussi, je me réjouis que les camarades de La Crèche aient avancé sans moi, et de retrouver la pièce dans l'état où elles l'auront laissé. Et je leur dis, le lendemain, lors du « discours de coach » qu'elles me réclament parfois avant la représentation. Je leur dis : « Maintenant, cette pièce vous appartient. Je suis heureux qu'il y ait des représentations sans moi, heureux de revenir ensuite pour découvrir ce que ce que vous en aurez fait. Je continuerai à prendre des notes, mais c'est plutôt pour vous aider, pas pour vous plier à mes visions. » Je leur dis à quel point je me suis senti avec elles, imprégné d'elles, la veille, en redevenant comédien pour un soir. Nous sommes émus. Et la représentation qui suit est extraordinaire. Tout y est. Elle devient la meilleure de la série.

Le lendemain, nous jouons en journée, un dimanche. En général, je crains un peu les dimanche au TNP : le public y est souvent plus âgé, un peu endormi. Ça n'a pas été le cas. Moins magique que la veille, mais au plus juste. Ce jour là, le camarade Yann Lheureux était dans la salle, en plein dans une longue série de représentations du Chat, la pièce dont il m'a passé commande. Il jouait dans la première Crèche ; j'étais ému qu'il vienne découvrir où en était la pièce. Heureux de le voir se lier d'amitié avec Imane, qui a pris sa relève dans le rôle de l'avocat Fayard. Heureux que les générations qui se sont succédées sur ce projet puissent se rapprocher.

Après un jour de relâche, nous nous sommes retrouvés mardi dernier pour les deux dernières. Celle du mardi fut extraordinaire. À l'entracte, devant la porte des toilettes, je dis aux comédiennes que c'est la meilleure. Elles s'en étonnent. Premier exemple d'écart entre leurs sensations intérieures et mon point de vue extérieur. La deuxième partie est peut-être un peu moins miraculeuse, mais tout aussi forte. La salle est pleine à craquer et l'on a refusé du monde. Les saluts sont des ovations.

Le lendemain, pour la dernière, nous avons une curieuse composition de salle, avec une très forte présence de lycéens. Cela se sera vérifié tout le long : les lycéens accrochent très fort avec la pièce. À plusieurs reprises, j'en ai entendu râler à l'entracte parce qu'ils auraient voulu que ça enchaîne immédiatement. « C'est comme une série, disait l'un d'eux, j'ai envie d'avoir la suite là ». Une salle pleine de jeunes gens, ça décale un peu l'écoute : les réactions ne tombent pas aux mêmes endroits, les rires ne sont pas tout à fait les mêmes. Les lycéens de ce soir là avaient envie de rire, c'était évident ; ils se précipitaient sur les occasions que la pièce leur offrait. Ce n'était pas dérangeant, mais ça offrait une nouvelle version de l'histoire. Aux saluts, debout et survoltés, ils ont longuement acclamé les comédiennes. L'équipe du TNP était dans les travées, venue nous féliciter. Beaucoup d'amis chers étaient là. C'était le grand bonheur bruyant, celui qui se signale quand on le vit.

Le soir, grande fête à la brasserie du TNP. Puis chez Katayoon, évidemment. Le lendemain, alors que je suis de retour au théâtre pour répéter la Veillée #2, tous les travailleurs au théâtre me demandent en rigolant si je n'ai pas trop mal à la tête : apparemment, il y a eu plainte pour tapage nocturne quand nous sommes sortis du théâtre, en chantant et en braillant notre bonheur. Ça amuse tout le monde, sauf le voisin en question bien sûr, dont on me dit qu'il est coutumier du fait.

 

Un Erratum

Dans mon avant-dernière lettre, j'évoquais une soirée que j'ai passée avec Saffiya Laabab, l'incroyable comédienne interprétant Yasmina dans La Crèche. Je rapporte des propos dans lesquels elle ne s'est pas reconnue. Sans animosité, elle me l'a fait remarquer, après que la lettre a paru. Ce que je rapportais de notre discussion pouvait laisser entendre que Saffiya aurait eu besoin de notre rencontre pour se doter d'outils de pensée qui lui avaient manqué jusque là. Or ce qu'elle évoquait dans notre discussion tenait plutôt à la capacité de mener un projet, de l'organiser. Elle s'est sentie un peu infantilisée par la formule que j'ai employée, m'a-t-elle dit. Face à sa gène, je lui ai promis un erratum dans la prochaine lettre. Le voici, donc. Et puis j'en profite pour ajouter qu'au final, je pense que c'est moi qui ai davantage appris de Saffiya que le contraire. Sur le plan politique, certainement ; Saffiya m'a profondément déplacé. Mais pas seulement : en tant qu'actrice, elle m'a beaucoup surpris, toujours en bien. Il y a des comédiens ou des comédiennes dont je comprends immédiatement le mode de fonctionnement, et qui semblent entretenir avec mon écriture une affinité profonde, immédiate : c'est le cas par exemple d'Estelle, de Kathleen – ou d’Émilie, rencontrée sur La Crèche. Avec Saffiya, les choses sont allées plus doucement, comme si elle et le texte avaient à s'apprivoiser mutuellement. Elle est allée chercher la justesse par des voies très intérieures. Mélange de pensée affûtée et d'affectivité ; de résistance et d'adhésion au rôle. Elle s'est abandonnée au rôle très progressivement, en effaçant peu à peu tout ce qui en elle, je crois, opposait une sorte de résistance à ce qu'elle craignait qu'on lui fasse dire. Et une à une, les scènes ont surgi, puissantes, trouvées. Elles devenaient des références communes. Bien souvent, en filage ou en représentation, j'ai été émerveillé par ce qu'elle proposait au plateau, sans la moindre idée du chemin qu'elle avait suivi pour le trouver. Vraiment, c'était profondément instructif de la voir travailler.

Bon, revenons à mon erratum. C'est un très bon rappel : je dois être de la plus grande prudence dans ces lettres ; j'ai pris l'habitude d'ouvrir un espace de réflexion partagé, de rapporter en temps réel ce qui se joue dans les projets. C'est devenu un authentique prolongement du travail de plateau, une caisse de résonance. Mais ce faisant, je deviens celui qui dit la vérité des autres. Celui qui établit le récit d'une aventure commune. Aussi, je dois être à cet endroit aussi précautionneux que nous le sommes dans nos pièces. Ne rien dire dans quoi mes camarades ne puissent se reconnaître.

 

Les Mardis

Nos mardis du répertoire auraient dû commencer aujourd'hui. Ce n'est pas le cas puisque une Assemblée Générale du TNP, à laquelle nous avons participé, a choisi la grève. C'est donc la semaine prochaine que débutera notre permanence. Peut-être sera-ce le prétexte à une nouvelle lettre, très rapprochée de la précédente.

En attendant, deux samedis de suite, nous investissons le théâtre de notre ami Marc Jeancourt, L'Azimut, à Antony, en région parisienne. Samedi prochain, nous donnons La PeurEt le samedi suivant, nous retrouvons La Crèche. J'ai hâte de voir comment le public suivra d'une pièce à l'autre, et réagira à ces deux propositions contrastées.

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